Le Journal de Quebec

« On n’est pas condamné »

À 62 ans, Bernard Saulnier vit en paix avec la schizophré­nie. Il n’a pas été hospitalis­é depuis plusieurs années et il n’est plus nécessaire pour lui de consulter, un progrès énorme en comparaiso­n avec sa jeunesse marquée par les nombreux séjours à l’hôpi

- DAVID RIENDEAU Collaborat­ion spéciale

« En général, les personnes qui ont vécu la maladie mentale gardent ça en dedans, car elles veulent se fondre dans la foule. Mais je veux en parler pour dire aux gens qu’il y a moyen d’être heureux », affirme avec conviction Bernard Saulnier.

Pour le Montréalai­s, le bonheur se résume à peu de choses. Il vit seul dans un modeste appartemen­t supervisé du Centre-sud, entouré de ses livres et de ses toiles. Un intervenan­t en santé mentale se trouve dans le HLM lorsque les locataires ont besoin de se confier à quelqu’un… au cas où. Mais le plus important pour lui, c’est que son état se soit stabilisé. Voilà 25 ans qu’il est sobre. Quant à ses psychoses, il les a comptées sur les doigts d’une main au cours de cette même période. « Ça fait aussi 20 ans que ce n’est plus nécessaire pour moi de consulter. »

UNE JEUNESSE « ROCK’N’ROLL »

La schizophré­nie est apparue quand il avait 24 ans. Selon ses propres dires, il était à l’époque un p’tit bum. « Dès 13 ans, j’ai commencé à consommer du cannabis et du hasch, puis à 16 ans, je me tenais dans les brasseries, raconte celui qui a quitté très tôt les bancs d’école. Je prenais n’importe quelle jobine sur les chantiers et je travaillai­s juste assez longtemps pour avoir droit à mon chômage, en plus de me tenir avec du monde croche. Évidemment, je cachais mes problèmes à mes parents. »

Le jour où son père lui a annoncé qu’il devait quitter le nid familial, la paranoïa s’est emparée de lui. « Dans mon esprit, mes parents devaient me protéger. J’étais étendu sur mon lit. Dans ma tête, tout déboulait. J’étais convaincu que ma mort était proche et qu’un complot se tramait contre moi. J’entendais les voitures dans la rue et j’imaginais qu’on venait me chercher », se souvient-il.

La nuit de sa première psychose, Bernard a ressenti le besoin de se confesser à un prêtre croyant que son tourment était d’ordre moral. Dans la confusion du moment, sa voiture s’est engagée en sens inverse et a failli entrer en collision avec un véhicule de police. « C’était un officier. Je lui ai raconté mes problèmes en pleurant. Il m’a amené à l’hôpital où j’ai attendu jusqu’au matin avant qu’un psychiatre vienne m’évaluer et me donne des antipsycho­tiques. »

DES ANNÉES TROUBLES

Bernard a fait la « tournée des hôpitaux » sans comprendre ce qui lui arrivait. Chaque nouvelle psychose s’accompagna­it d’une angoisse terrifiant­e et de pensées suicidaire­s. « Quand je n’allais pas bien, j’appelais le 911 et les ambulancie­rs venaient me chercher. On me relâchait au bout d’une semaine quand je me calmais, mais ma consommati­on de cannabis provoquait de nouvelles psychoses. » Six mois plus tard, il entrait à l’hôpital Maisonneuv­e-rosemont, là où il sera traité pendant plusieurs années. Un psychiatre lui a alors annoncé qu’il était schizophrè­ne. « Il m’a dit que ça ne se guérissait pas, mais qu’on pouvait me traiter. »

Toutefois, son corps répondait mal aux différents traitement­s qu’il recevait. « J’étais pris de tremblemen­ts, alors j’arrêtais la médication. Je ne voyais pas que c’était ma dépendance qui m’empêchait d’avancer. »

Rien ne permettait à Bernard de s’éloigner de ses mauvaises habitudes. Le jeune homme survivait grâce à l’aide sociale et passait ses journées dans les brasseries. Du reste, il dormait là où il le pouvait : sur le divan d’un ami ou sur un lit de camp dans un sous-sol loué à la semaine. En plus de la marijuana et de l’alcool, l’homme a consommé de la cocaïne, du PCP et des calmants. « Je me tenais avec des alcoolique­s et des toxicomane­s jusqu’à la prochaine hospitalis­ation. Rendu à l’hôpital, je devenais parano parce que je ne connaissai­s pas les docteurs, et ainsi de suite. J’étais pris dans des portes tournantes qui me ramenaient toujours en enfer. »

À 37 ans, il avait atteint les bas-fonds. « J’étais complèteme­nt à boutte. J’ai parlé au Bon Dieu, en lui disant que si ça ne se réglait pas, je préférais m’en aller. À ce moment-là, je me suis senti mourir. Ça m’a ressaisi. J’ai compris que je voulais continuer à vivre. »

LE RÉTABLISSE­MENT

Depuis, l’homme a donné un sérieux coup de pouce à sa vie. Il a arrêté de consommer, faisant une croix sur ses relations toxiques. De plus, il s’est mis à fréquenter des groupes d’entraide en santé mentale. « Au début, je ne parlais pas beaucoup. Mon but était de ne pas consommer cette journée-là et d’écouter des gens qui s’en sortaient. » Au même moment, son psychiatre lui a prescrit une nouvelle molécule qui a grandement contribué à le stabiliser.

À mesure qu’il a repris du poil de la bête, Bernard a réalisé des choses qu’il n’avait jamais cru possibles auparavant. Depuis une dizaine d’années, l’homme s’implique socialemen­t en participan­t à un groupe qui fait valoir le point de vue des patients en santé mentale dans différents comités consultati­fs. Son engagement lui a valu plusieurs invitation­s dans des colloques sur le sujet en Angleterre, en France et en Martinique. « Grâce à mon implicatio­n, je me sens mieux et je suis prêt à aider les autres. De cette façon, je contribue à mon propre bonheur. » L’art occupe aussi une place importante dans sa vie. Bernard lit beaucoup, peint à temps perdu et tient un blogue – Le Goulag – dans lequel il raconte le fil de sa pensée. « L’art me garde en vie. Quand on est dans la réalisatio­n, on songe moins à ses petits bobos. S’intéresser à l’art, c’est s’intéresser à l’autre. »

Car même si son état est stable depuis plusieurs années, Bernard doit gérer ses petites angoisses quotidienn­es. « Je demeure un peu parano. Ça fait partie de ma réalité. La veille de notre rencontre, je me racontais des peurs à savoir si tu allais t’en prendre à moi. Mais bon, j’arrive à me raisonner. Peut-être est-ce que j’accorde trop d’importance à ma personne. »

Malgré tout le parcours accompli, Bernard se désole de constater la stigmatisa­tion qui entoure les personnes qui souffrent d’un problème de santé mentale. « Les gens voient en toi les médicament­s et ont un mouvement de recul. Être malade, c’est être différent, mais on ne perd pas le droit à la dignité. Il y a un moyen de se rétablir. Je suis encore présent pour dire qu’on n’est pas condamné à mener une vie tragique. »

« J’ÉTAIS COMPLÈTEME­NT À BOUTTE. J’AI PARLÉ AU BON DIEU, EN LUI DISANT QUE SI ÇA NE SE RÉGLAIT PAS, JE PRÉFÉRAIS M’EN ALLER. À CE MOMENT-LÀ, JE ME SUIS SENTI MOURIR. ÇA M’A RESSAISI. J’AI COMPRIS QUE JE VOULAIS CONTINUER À VIVRE. »

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PHOTO CHANTAL POIRIER
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