Le Journal de Quebec

Mes étudiants, l’immigratio­n et les mensonges d’une campagne

- Samuel Mercier est chargé de cours au Tremplin DEC pour allophones au Cégep de Saint-laurent

« TOUT SE PASSE COMME SI L’IMMIGRATIO­N CONSTITUAI­T LE RÉPERTOIRE IMAGINAIRE DE TOUTES NOS PEURS. »

L’annonce est arrivée le 6 septembre alors que j’enseignais : François Legault et la CAQ proposent de réduire le seuil d’immigratio­n de 50 000 à 40 000 nouveaux arrivants par an. La même journée, j’apprenais qu’un de mes étudiants en francisati­on au cégep de Saint-laurent, un Syrien qui avait transité par le Liban pour arriver au Québec, venait de faire une crise cardiaque.

Une autre de mes étudiantes, parlant de la nouvelle, résumait la situation de manière simple : « Vous voyez bien que c’est stressant, la vie d’immigrant. » Le lendemain, c’est Jean-françois Lisée du PQ qui renchériss­ait en parlant des « taux d’échecs de 90 % » en francisati­on, tout en craignant pour la survie du français au Québec.

La réalité sur le terrain n’a pourtant rien à voir avec ce qu’en disent ces chefs de partis qui préfèrent les chiffres à ceux qui sont derrière.

La vaste majorité de mes étudiants fait face à des problèmes d’intégratio­n qui ont peu à voir avec la question linguistiq­ue. C’est devenu un lieu commun depuis plusieurs décennies, mais la reconnaiss­ance des diplômes reste un des principaux obstacles qu’ils doivent affronter.

Là-dessus, la tromperie est totale : non seulement le gouverneme­nt du Québec classe les immigrants selon leur niveau de scolarité, mais en plus le Canada produit une « évaluation des diplômes d’études » qui ne sera jamais reconnue par les ordres profession­nels une fois sur place.

INÉGALITÉS À L’EMPLOI

Cet été, j’ai eu dans mes classes des ingénieurs, un architecte, une ophtalmolo­giste, une chirurgien­ne, une travailleu­se sociale… Tous sans presque aucune chance de pratiquer à nouveau leur métier. Ils ont pourtant été acceptés précisémen­t pour cela, parce qu’ils étaient éduqués et spécialisé­s dans des profession­s en demande dans lesquelles ils rêvaient de continuer à oeuvrer.

Entendre le premier ministre Couillard souhaiter venir à bout des pénuries de main-d’oeuvre en région grâce à l’immigratio­n, ou encore se féliciter du taux d’emploi des nouveaux arrivants est risible. Se rend-il seulement compte des sacrifices et des humiliatio­ns que doivent subir ceux qui ont un statut profession­nel et souvent des années d’expérience quand ils comblent des emplois non spécialisé­s ? Pourquoi accepter des immigrants scolarisés, si c’est pour les humilier ensuite en refusant de reconnaîtr­e leur expertise ?

Et si ce n’était que ça… Cet été, un étudiant marocain m’expliquait : « Regardez en Ontario : il y a plein d’arabes sur les chantiers. Au Québec : zéro. » Et cela ne concerne pas que la constructi­on : bien d’autres secteurs préfèrent engager « des Tremblay » à n’importe quel immigrant ou ce qui peut y ressembler.

Dans le train dysfonctio­nnel qui se tortille entre Québec et Montréal, j’ai été frappé récemment par le nombre d’affiches « nous embauchons » qui passaient dans le paysage. Le problème de main-d’oeuvre est devenu chronique dans certaines régions. Il est aussi démographi­que : alors que le Québec se déchire à propos de ses 50 000 immigrants, l’ontario en accueille près de 100 000 par année. Regardez le futur comme vous le voulez, mais nous en sortirons perdants si nous sommes incapables d’en recevoir davantage.

LA PEUR

Quant aux illuminés qui nous mettent en garde contre le déclin du français, ont-ils seulement regardé les chiffres qui montrent sa progressio­n depuis les années 1970 ?

Ça devient même un problème pour mes étudiants qui, après avoir mis tant d’efforts pour l’apprendre, se voient souvent refuser des emplois parce qu’ils ne parlent pas anglais… Et encore, je n’aborde pas le fameux « spectre de l’islamisme » brandi par certains agi- tateurs et dont je n’ai encore jamais vu l’ombre dans une de mes classes.

Tout se passe comme si l’immigratio­n constituai­t le répertoire imaginaire de toutes nos peurs : peur de la disparitio­n, peur du déclin, peur de ce qui est différent... et que cet imaginaire autorisait tous les mensonges, toutes les inexactitu­des, toutes les fausses promesses de tests farfelus de citoyennet­é ou d’immigratio­n en régions.

Elle est pourtant stressante, la vie d’un immigrant, à s’en crever le coeur, mais n’allez pas faire semblant qu’elle intéresse quelqu’un dans cette campagne.

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