Noyer le poisson francophone
En 1988, je vivais à Calgary. J’avais écrit un texte pour L’actualité sur la société franco-albertaine. Le climat n’était pas entièrement favorable au français, surtout que le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, venait d’invoquer la clause dérogatoire pour protéger les dispositions d’affichage de la loi 101.
Ma conclusion avait plu au rédacteur en chef, Jean Paré : « La francophonie hors Québec ne survit que grâce aux bonbonnes d’oxygène du fédéral. »
C’était vrai à l’époque, ce l’est moins aujourd’hui. Mais pour combien de temps ?
L’EXEMPLE ALBERTAIN
Deux univers francophones différents se côtoyaient en Alberta. D’une part, les francophones du Québec qui travaillaient à Calgary ou dans les champs pétroliers et les francos de souche albertaine, regroupés au centre et au nord de la province à Saint-paul, Plamondon, Lac La Biche ou Falher et dans la région d’edmonton.
Avec le temps, plusieurs Québécois ont choisi d’y faire leur vie, grossissant les rangs des Albertains qui ont le français comme langue maternelle. Un juste revirement.
Le territoire appelé Alberta en l’honneur du Prince Albert, époux de la Reine Victoria, a été exploré par les frères de La Vérendrye au milieu du 18e siècle. À la fin du 19e, l’alberta était majoritairement francophone, jusqu’à ce qu’une loi impose l’unilinguisme anglais en 1892.
Le fédéral en a profité pour ouvrir les vannes de l’immigration non francophone et noyer le poisson.
Depuis, les 81 085 Albertains francophones se battent pour faire reconnaître leurs droits et être respectés. Ils ne sont pas près de disparaître, mais, comme l’a démontré Doug Ford en abolissant le Commissariat aux services en français et en mettant la hache dans le projet d’université française à Toronto, les francophones de ce pays, descendants des hommes et des femmes qui ont ouvert le continent, dépendent du bon-vouloir des héritiers de leurs anciens ennemis pour survivre et s’épanouir.
La semaine dernière, une Franco-ontarienne qui a eu Doug Ford au téléphone a raconté sur les ondes de TFO qu’il lui avait rappelé que s’il y avait 600 000 francophones en Ontario, il y avait aussi 600 000 Italiens et 600 000 Chinois.
Il m’arrive de plus en plus souvent de me demander pourquoi je défends encore un Canada que je reconnais de moins en moins.
JE ME SOUVIENS
Bravo messieurs Trudeau père et fils. La raison première du multiculturalisme, noyer les revendications historiques des francophones, fonctionne. Pour Doug Ford, les Franco-ontariens ne sont qu’une communauté comme les autres. Pourquoi pas une université chinoise ?
Parce que ce pays a deux langues officielles, pas 25.
Les 600 000 Franco-ontariens, dont la résilience et la mémoire sont légendaires — la famille de mon paternel vient de l’est ontarien francophone —, vont s’en tirer, avec ou sans l’oxygène du ministère des Langues officielles et de la Francophonie. Et ils vont se souvenir de Doug Ford.
Chaque année, les résidents du microvillage de Green Valley se remémorent la création de l’école libre de Green Valley en 1916, en réaction à l’infâme règlement 17 qui empêchait l’enseignement du français dans la province.
C’est bien de se battre, mais en toute franchise, il m’arrive de plus en plus souvent de me demander pourquoi je défends encore un Canada que je reconnais de moins en moins.