Le Journal de Quebec

« Porter des manches longues ici, c’est incontourn­able »

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numéro ici ? [Plastique numéro] un, oui, mais il y a de la couleur, c’est pas bon ça », m’explique Papi en pointant une bouteille de plastique verte.

« Celle-là est bonne, c’est de la liqueur », poursuit-il en prenant une bouteille vert plus clair.

BEAUCOUP D’ENTRAÎNEME­NT

Arriver à reconnaîtr­e les bons plastiques des mauvais plastiques quand ils défilent demande beaucoup d’entraîneme­nt. Ce n’est donc pas évident de faire un bon tri quand il y a de nouveaux employés chaque semaine.

Un bon exemple : les pots de beurre d’arachides et leurs couvercles de couleur ne vont pas au même endroit. Je prends parfois le temps de les séparer, mais cela fait perdre beaucoup de temps.

Sur la ligne, toute seconde de distractio­n permet à des matières valorisabl­es, comme du plastique, des canettes et des conserves, de s’enligner vers « la presse ».

Car le tapis, lui, n’arrête pratiqueme­nt jamais, sauf pour les urgences et les bris.

Il sera d’ailleurs brisé pendant une journée complète lors de mon passage.

« Le bearing était déjà scrap, mais là, on l’a achevé », précise Stéphane pendant une pause.

Pendant ce temps, les camions de recyclage ont continué d’affluer par dizaines, remplissan­t l’entrepôt jusqu’au plafond de matières à trier.

Au début, « la presse » m’est apparue comme un mystère. Il faut dire qu’au-delà des «mets les galons [plastique numéro 2] ici », « ça, on le jette », « si le feu prend ici, tu sors par l’autre côté», « le harcèlemen­t, c’est non» et «on ne consomme pas au travail », les explicatio­ns du fonctionne­ment de l’usine aux trieurs sont minimales.

Avec la quantité de matières diverses qui se rendent à la presse, c’est difficile de penser qu’il en sort autre chose que des déchets voués à l’enfouissem­ent. Mais en fait, c’est du papier mixte.

Selon un document, les normes de l’institute of scrap recycling industries (qui servent de référence au Québec), les ballots de papier mixte devraient contenir un maximum de 2 % de matière autre. À Châteaugua­y, j’ai pu constater que c’est beaucoup plus.

Dans ces ballots, qui sont destinés à être envoyés en Inde, on trouve toutes sortes d’indésirabl­es. J’en ai extirpé un bardeau d’asphalte, une plaque d’immatricul­ation, un épi de blé d’inde, etc.

Mais surtout, il y a du plastique, beaucoup de plastique.

«Les douanes en Inde sont rendues plus difficiles astheure, rapporte Stéphane, le contremaît­re, dans une courte réunion. Ils n’aiment pas bien ça les plastiques. Une compagnie dans notre compagnie s’est fait prendre et ils leur ont laissé une chance. Mais là, c’est à nous de vous aviser : les plastiques, c’est très important de les enlever. »

« Là, j’aurais besoin d’un travail d’équipe, d’éviter d’être en retard, évitez les sorties des salles de tri, genre aller aux toilettes, flâner ou perdre du temps. Aussi, être prêts à travailler à la deuxième cloche », poursuit le patron de soir.

« SUPER CLEAN »

En plus de mettre la pression sur son équipe, Recyclage de papiers MD met les bouchées doubles pour conserver une apparence de pureté dans ses ballots.

Munis d’une paire de pinces et d’un exacto, quelques employés payés 1 $ de plus l’heure ont pour mission de nettoyer les paquets avant leur embarqueme­nt pour l’asie. Il faut les rendre « super clean ».

« T’enlèves tout le plastique, pour qu’il reste juste du papier pis du carton. Surtout les plastiques qui reflètent. Ça prend le temps que ça prend, mais il faut que ce soit clean », m’explique Guillaume, qui fait ce genre de travail tous les soirs.

Le travail est fatigant, « plus physique », comme dirait mon contremaît­re.

« Ce n’est pas facile avec les outils, mais c’est mieux que sur la ligne », estime David, un des trieurs.

Malgré mes efforts et mes ampoules aux doigts, les ballots que je nettoie ne sont propres qu’en surface. Le milieu est inatteigna­ble tellement tout est compressé.

Nettoyer un ballot me prend près d’une heure et demie, et il sort un ballot de la presse toutes les 3 ou 4 minutes. Impossible donc de rendre tout « super clean ».

Les Indiens qui retrieront notre recyclage auront assurément encore fort à faire.

Trieur n’est la job de rêve de personne. Quand on vous passe en entrevue, on ne vous demande pas vos aspiration­s ou l’endroit où vous vous voyez dans cinq ans.

On vous dit même que « si ça ne va pas, ce n’est pas grave » tellement l’employeur est conscient qu’il s’agit d’un job jetable.

De nouveaux employés, l’agence de placement qui en fournit la majorité en envoie chaque semaine.

Avec un CV très sommaire, je n’ai donc eu aucune difficulté à me faire recruter.

Un appel, deux courriels, une entrevue de quinze minutes et presque tous les papiers d’embauche sont signés.

Même pas besoin d’essai vu que je suis habillé un peu propre pour l’entretien : « Tu commences lundi 15 h. Arrive 15 minutes d’avance ! »

S’il y a tant de roulement, c’est que les conditions sont dures. Je m’en suis aperçu rapidement. Ceux qui se lèvent chaque matin pour faire ce boulot ont tout mon respect.

Passer de longues heures debout à manipuler sans arrêt de la saleté et des éclats de verre, devant un convoyeur qui défile à une vitesse étourdissa­nte, le tout sur fond d’odeur désagréabl­e, voire infecte quand viennent les poubelles, voilà qui n’est pas une descriptio­n de tâches invitante.

Pas question non plus de prendre une pause avant le son de la cloche. Quand le tapis arrête, parce que la chute des matières est bloquée, ou que la presse coince, il ne faut pas « se tourner les pouces » rappellent constammen­t le contremaît­re et les chefs de ligne.

Je dois donc ramasser les feuilles de papier et les sacs qui sont tombés à mes pieds, ou passer le balai dans l’allée.

Les deux pauses de 15 minutes et la demi-heure de repas, mes seuls moments où je peux reposer mes jambes, passent vraiment vite.

L’air au centre de tri est vicié, nos masques filtrants se salissent très vite. Bien que je change le mien toutes les deux heures, il passe inévitable­ment du blanc au gris.

Si on peut utiliser quatre masques par jour, les gants eux ne sont pas changés souvent. À force de manipuler du recyclage sale, ils prennent une odeur peu invitante et leur revêtement de plastique se perfore parfois.

Il faut demander au contremaît­re pour avoir droit à une nouvelle paire. Après quatre jours de travail avec les mêmes gants, ma requête a été refusée. « Fais une autre journée avec. Demain, je t’en donnerai d’autres. »

Dommage, c’est justement ce soir-là que je faisais le nettoyage de ballots. M’éreinter sur l’exacto et les pinces m’a donc valu une bonne série d’ampoules aux doigts.

HIÉRARCHIE DES TRIEURS

Tous les postes de trieurs ne s’équivalent pas. Il y en a des pires que d’autres.

Trier les gros cartons, par exemple, ça bouge beaucoup de matières, parfois indésirabl­es. Elles tombent parfois dans les chutes et contaminen­t le carton, parfois sur le plancher, parfois sur les trieurs.

Porter des manches longues ici, c’est un incontourn­able, même s’il fait chaud. Sinon les éclats de verre s’accrochent à mes bras.

Je ne referai pas l’erreur de mettre un chandail à manches courtes après ma première journée.

Autre irritant majeur au carton : les chutes dans lesquelles il est lancé bloquent souvent.

Il faut alors s’acharner à les décoincer à l’aide d’un vieux bâton de hockey brisé ou d’un manche de pelle. Mais des fois, ça ne suffit pas.

On met alors son travail de côté et on ramasse autre chose. Le carton, lui, poursuivra sa route, quitte à se retrouver dans la presse à papier.

Obtenir une « promotion » et passer dans la deuxième salle, au tri des contenants, est toujours bienvenu.

Comme dirait Papi, un des chefs de ligne : « Un régulier, c’est important de le faire avancer, sinon il va se dire : “Câlisse, ils me laissent tout le temps au carton”. »

Ramasser des bouteilles de plastique, c’est pas mal moins salissant. Même si certaines personnes mettent leur bouteille de boisson gazeuse à moitié pleine dans le bac de recyclage.

ATTENTION CHUTE DE VITRE !

Comme toute usine, un centre de tri est un lieu dans lequel des accidents de

travail peuvent survenir. Je l’ai appris à mes dépens.

Pendant que le convoyeur était en panne, nous avons fait le ménage de l’entrepôt pendant une demi-journée.

Notre boulot était de nettoyer le rez-dechaussée de l’usine, dont le sol est jonché des matières recyclable­s qui débordent du convoyeur.

Celles-ci, trop pêle-mêle, et surtout, pleines de poussière, finiront dans la cour de l’usine.

Alors que quelqu’un tente de réparer le convoyeur situé au deuxième étage, il le secoue assez violemment. Je reçois alors un bon seau de vitre concassée sur la tête.

« En as-tu eu dans ton col ? Niaise pas avec ça, va aux toilettes voir si t’es OK », me lance Francis, un autre trieur.

Le contremaît­re croisé près des toilettes, lui, ne s’en formalise pas trop. « Quand t’auras fini, t’iras monter des fans [ventilateu­rs] en haut, remplacer celles qui sont brisées », m’ordonne Stéphane.

Heureuseme­nt, plus de peur que de mal. Ma casquette et mes lunettes m’ont protégé.

Au centre de tri, les éclats de vitre sont sournois. Ils se faufilent n’importe où. Le simple fait de mal lacer ses bottes peut être regrettabl­e.

NOUVEAUX ARRIVANTS

La plupart de mes collègues sont des travailleu­rs d’une agence de placement, des Africains en majorité. Certains sont nouvelleme­nt arrivés au pays et ne parlent ni français ni anglais, comme Papa.

Cet homme noir ne se présentera plus au travail après deux dures journées complètes au tri de carton, souvent au poste où il n’y avait pas le petit ventilateu­r domestique, seule aération pour les travailleu­rs à part les fenêtres grandes ouvertes.

Mine de rien, une brise dans le cou est vraiment bienvenue quand il fait 30 degrés.

D’autres employés sont ici depuis quelques années, comme Emmanuel, du Burkina Faso, qui cherche à « faire quelques dollars » entre les mois aux études.

Quelques dollars c’est peu : le salaire minimum et une prime de 35 ¢ de l’heure pour le quart de soir.

« C’est mon jour de chance », s’exclame d’ailleurs Momo, un autre employé africain qui a eu le bonheur de trouver un 2 $ en faisant le ménage de la cour.

Ici, la poussière côtoie la pauvreté. Chaque sac à dos, chaque pièce de vêtement, chaque jouet sont scrutés par les travailleu­rs.

Tout objet potentiell­ement utilisable est conservé, même si c’est censé être interdit.

« Si tu vois un café, donne-moi-le », dit Emmanuel. Sa collègue Rita et lui ramassent les autocollan­ts de fidélité sur les gobelets de café du Mcdonald’s.

Chaque jour, ils peuvent en avoir assez pour un café gratuit, si ce n’est pas deux.

Au moins, ces gobelets, qui ne sont pas recyclable­s, profitent à quelqu’un avant de finir à l’enfouissem­ent. Notre journalist­e a décidé de verser les 493,58 $ gagnés au centre de tri à la Fondation Centraide du Grand Montréal.

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 ??  ?? Le tri du carton est l’opération la plus salissante. Beaucoup de poussière et d’éclats de verre revolent sur les trieurs.
Le tri du carton est l’opération la plus salissante. Beaucoup de poussière et d’éclats de verre revolent sur les trieurs.
 ??  ?? De nombreux ballots de sacs de plastique s’empilent dans la cour du centre de tri.
De nombreux ballots de sacs de plastique s’empilent dans la cour du centre de tri.
 ??  ?? Un exemple de tout le plastique et des autres contaminan­ts retirés des ballots de « papier ».
Un exemple de tout le plastique et des autres contaminan­ts retirés des ballots de « papier ».
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Des employés retirent les plastiques apparents des ballots de papier pour qu’ils aient l’air plus propres.
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