Le Journal de Quebec

Souvenirs de jeunesse d’un confiné

- Joseph FACAL joseph.fascal@qeuebepcor­mhedia.com

On n’a jamais autant parlé des préposés aux bénéficiai­res que ces temps-ci.

Forcément, ça me rappelle des souvenirs de jeunesse.

Pendant deux étés, ce fut mon emploi. C’était au début des années 1980. J’avais 19 ou 20 ans.

CHOC

Ma formation avait duré environ deux semaines : comment soulever un patient sans se blesser au dos, comment raser avant une opération, comment laver, donner à manger, faire un lit, etc.

J’ai commencé dans un hôpital de Sherbrooke. Pour un étudiant, le salaire était formidable, bien meilleur qu’être plongeur ou vendeur au téléphone.

Le premier jour, on me jumelle avec le préposé le plus expériment­é. Lui, c’était son métier à longueur d’année.

Il avait une liste de choses à me montrer. Il cochait sur une feuille au fur et à mesure.

On était une équipe volante. Son beeper sonnait et on allait dans la section de l’hôpital qui avait besoin de nous.

Vers la fin de l’après-midi, j’avais tout vu et fait, sauf la manipulati­on des cadavres.

On attendait les appels dans une petite salle. Je prends le journal du matin, La Tribune.

La une parle d’un soudeur dont les bonbonnes avaient explosé la veille. Le pauvre homme avait été projeté des dizaines de pieds plus loin.

On disait que ses blessures étaient gravissime­s. Il était entre la vie et la mort.

Le beeper sonne. Destinatio­n : la morgue. J’ai la gorge sèche.

On arrive. Une pièce froide, nue, grise. Le soudeur, ou ce qu’il en restait, était là, sur une surface métallique.

Un amas de chair carbonisée. Une vision dantesque, apocalypti­que. J’ai failli vomir. Les genoux m’ont presque lâché.

On l’a mis dans une housse avec une fermeture éclair. Mon vieux collègue a dit que j’avais bien fait ça, que le pire, c’est le premier.

Je faisais aussi des heures dans un centre gériatriqu­e. Une des infirmière­s était une pince-sans-rire.

Elle me dit de me méfier d’un vieux patient : « Tu l’approches toujours par sa droite, toujours. » Elle voit ma perplexité.

Elle m’explique : « C’est un ancien boxeur, il est totalement perdu, le seul réflexe qui lui reste, c’est son crochet de gauche, il part sans avertissem­ent. »

Tout d’un coup, on entend un effroyable bruit de vaisselle qui tombe au sol.

Elle me dit : « Tu vois ? Ton collègue n’a pas écouté. Je lui avais dit, si t’arrives par la gauche… »

Un jour, j’entre dans une chambre. Un vieux me demande mon nom. Je tends la main poliment : « Bonjour, je m’appelle Joseph. Enchanté. »

Tout l’été, il m’a appelé « Joseph Enchanté ».

ADIEU

L’été suivant, je suis préposé dans un hôpital en Suisse. L’établissem­ent était dirigé par une congrégati­on de soeurs catholique­s, toutes vêtues de noir.

Au moment de la paie, on se mettait en ligne et on recevait notre dû en argent comptant dans une enveloppe.

Il y avait une petite chapelle isolée au fond d’une cour centrale, séparée du bâtiment principal par un jardin.

On y amenait certains morts. La famille pouvait dire adieu au défunt avant que les pompes funèbres arrivent.

On mettait des fleurs autour de lui pour qu’il soit « beau ». On allumait des bougies.

Morbide, creepy.

Après ces deux étés fascinants, j’ai décidé que je poursuivra­is mes études.

Après ces deux étés fascinants, j’ai décidé que je poursuivra­is mes études.

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PHOTO COURTOISIE JOSEPH FACAL Joseph Facal en 1980.
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