Le Journal de Quebec

38 ans d’amitié sur cinq continents

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Normand Legault se le rappelle, Raynald Brière s’en souvient, il était à CKAC, c’est gravé dans ma mémoire. Jean-paul Blais, l’ancien patron de Jacques Villeneuve chez Player’s, n’a pas oublié…

Il était environ 10 heures en avant-midi, je plantais un arbre devant le 3090 rue Savard à Saint-hubert. L’arbre doit être gros aujourd’hui. Le 8 mai 1982. Ma femme de l’époque a ouvert la porte en lançant : « Gilles Villeneuve a eu un accident, ç’a l’air que c’est grave. » J’ai lâché l’arbre et je suis rentré pour écouter CKVL. La voix de Christian Tortora. L’arbre a dû pousser croche, et j’ai divorcé.

Deux ou trois jours plus tard, j’étais dans le stationnem­ent de l’église de Berthier. On était assis sur le coffre arrière de ma Volvo. Avec Torto qui me racontait comment ça s’était passé dans l’avion militaire qui avait ramené Joann Villeneuve, Jacques et Mélanie, avec le cercueil de Gilles. Et comment il avait passé de longs moments à répondre aux questions du petit bonhomme qui se tenait debout à côté du cercueil. « Christian, comment il était mon père ? ».

Tout au long des 45 ans de carrière de Torto, Jacques Villeneuve aura été le seul à toujours l’appeler… « Christian ».

Trente-huit ans depuis la mort de Gilles, mais 38 ans aussi d’une amitié indéfectib­le vécue sur cinq continents. Nous manque l’antarctiqu­e.

Des fois, je me souviens même encore plus de la Volvo et de Torto…

LE BRÉSIL ET LA HONGRIE

Couvrir la Formule 1 est un privilège. La couvrir avec Torto est une fabuleuse aventure. Parce que Torto a toujours été un Tintin dans l’âme. Quand il couvrait des guerres pour CJMS, il lui est arrivé de se faire kidnapper aux Philippine­s et de se réveiller tout nu le long d’une autoroute. Ça doit être dans son grand livre.

Ma première fois au Brésil, à Interlagos, une banlieue de Sao Paulo, Torto m’avait donné une adresse à Morumbi avec des indication­s à la Torto. « C’est simple, quand tu sors de l’aéroport, tu prends la route Ayrton-senna, puis tu tournes à droite et tu roules. Tant que t’as le centre-ville à ta gauche et la petite rivière, t’es correct ».

Ce qu’il ne m’avait pas dit, c’est que Sao Paulo comptait 21 millions d’habitants et que le centre-ville faisait 53 kilomètres !

J’ai fini par trouver l’hôtel à Morumbi. À l’époque, le GPS était réservé à des fonctions militaires. J’aurais dû apprendre une leçon.

Plus tard, en Hongrie, j’ai demandé à Torto comment me rendre chez Lajos, l’imprimeur où on louait nos chambres. « Simple, tu traverses Budapest, tu prends la M7 et c’est indiqué », avait-il répondu.

Quand je suis arrivé à Hungarorin­g, trois heures plus tard, je voulais le tuer.

DES PIPES DANS LES BUISSONS

Les plus folles aventures avec Torto sont celles qu’on ne peut raconter. On va donc les écrire.

Le Grand Prix de Hongrie était la course favorite des Finlandais et des Allemands. Les Finlandais retrouvaie­nt dans le hongrois des racines de leur langue unique au monde. Les Allemands, c’est parce que c’était facile de s’y rendre.

Lajos et ses fils louaient des emplacemen­ts pour le camping sur leurs terres près du circuit. On parle de milliers et de milliers de campeurs allemands et finlandais. Ils buvaient toute la nuit. Le lendemain, conscients de l’environnem­ent, on retrouvait les canettes vides enfilées sur une corde devant la tente. C’était beau et touchant.

La veille, des « courtiers » installaie­nt 80 cabanes en planches naturelles avec une porte. Dans chaque cabane, on installait des prostituée­s qu’on importait de Russie ou de Roumanie. En fait, c’était plutôt dégueulass­e.

Ça buvait comme des défoncés. À cause du décalage horaire, il fallait veiller jusqu’à minuit pour les émissions de radio à Montréal. À un moment donné, on se décide d’aller voir comment ça se passe.

Le bordel était aussi en plein air, pas juste dans les cabanes. Ça grouillait dans les buissons, la musique de gros rock faisait vibrer les feuilles, c’était dément.

C’est de là que j’avais appelé Mario Langlois pour un topo. Dix minutes plus tard, je cherchais Torto. Il était installé discrèteme­nt devant la rangée des cabanes, un chrono dans la main. Devant chaque porte, cinq ou six clients attendaien­t leur tour en buvant une autre bière.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Je chronomètr­e. Entre le moment où le gars entre et celui où il sort, ça prend en moyenne trois minutes et trente secondes. Le record est de moins d’une minute. C’est vraiment dégueulass­e…

En fait, c’était une vision de coronaviru­s…

LE PETIT A GAGNÉ

Quand j’ai voulu parler à Torto cette semaine, je l’ai joint à l’hôtel Sacacomie où il vit le confinemen­t avec sa douce… qui est propriétai­re du célèbre hôtel. Torto a toujours eu des allures de châtelain.

En dix minutes, j’étais au courant de tout ce qui se passe en Formule 1. Inévitable­ment, il m’a donné des nouvelles du « petit ».

Dans la bouche de Christian Tortora, « le p’tit », c’est évidemment Jacques Villeneuve. Dans les grandes années de Villeneuve, quand il se battait contre Michael Schumacher, Torto luttait de toutes ses forces pour rester « journalist­e ». Mais tout son être le poussait à veiller sur Jacques comme sur un fils.

J’étais à côté de lui dans la salle de presse à Jerez quand Schumacher a tenté de provoquer un accident qui lui aurait permis d’être champion du monde. Le coeur de Torto a manqué quelques battements, puis il a bondi sur ses pieds, comme tous les journalist­es français, suisses, belges, québécois et canadiens présents dans la grande salle.

Le p’tit avait maintenant la chance de réaliser le rêve de son père Gilles. Le rêve qu’il avait souvent partagé avec un jeune journalist­e fou de la F1. Gagner le Championna­t du monde. Si un des fils de Jacques devient coureur automobile, je suis convaincu que Torto va appeler. « Hé mon frère ! Tu viens me rejoindre à Monaco ? »

Juste à me donner les directions…

 ??  ?? Christian Tortora et Réjean Tremblay, photograph­iés sur une plage de Malaisie il y a 20 ans, en marge du Grand Prix disputé à Kuala Lumpur. PHOTO RÉJEAN TREMBLAY
Christian Tortora et Réjean Tremblay, photograph­iés sur une plage de Malaisie il y a 20 ans, en marge du Grand Prix disputé à Kuala Lumpur. PHOTO RÉJEAN TREMBLAY

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