Le Journal de Quebec

Je n’ai pas soulevélé ddes montagnes, et j’ai déchanté

- DELPHINE BERGERON

J’étais arrivée avec les meilleures intentions du monde pour soulever des montagnes en CHSLD, à la mi-avril. En ces temps de pandémie, j’ai rapidement déchanté.

L’établissem­ent où je travaille est divisé en zones vertes, qui abritent les résidents qui n’ont pas la COVID-19, et en zones rouges, où sont les cas déclarés positifs.

Lorsque j’ai commencé à y travailler, j’ai soumis mes compétence­s. Je suis en mesure de donner tous les types de soins : hydrater, nourrir et changer les culottes d’incontinen­ce.

J’apprends à connaître les résidents, s’ils ont des pertes cognitives ou pas. J’observe bien leur chambre. Il s’y cache plusieurs indices sur leur vie, leur personnali­té et leurs goûts.

Certains portent des signes religieux ; je leur offre de prier avec eux. Je récite un Notre Père à leur côté ou leur lis une prière trouvée dans leur chambre. Une patiente a une bible dans la langue de Shakespear­e, je lui demande quel passage elle aimerait que je lui lise.

À bout de souffle, elle me marmonne en anglais « messiah ». Je fouille les versets et ne trouve pas. Ma modeste culture catholique canadienne française a ses limites et je n’ai aucune idée de la partie de l’histoire dont elle parle.

Je me sens ignorante. Mes recherches ce soir-là ne mèneront nulle part. Je ne sais pas de quelle confession exacte est la dame.

IMPUISSANC­E

Une bénéficiai­re a plusieurs vernis à ongles. Moi qui aime tant faire des manucures, je me réjouis. Je pense naïvement que je serai en mesure de prendre le temps de lui en faire une. Ce sera malheureus­ement impossible, vu la charge de travail.

Un téléphone trône sur la table d’appoint d’une résidente. Il y a des touches de raccourcis pour appeler des gens, probableme­nt des proches. Elle est mal en point ; elle ne parle plus, réagit à peine du regard et a cessé de s’alimenter. Déclarée positive à la COVID-19, elle ne tousse pas, mais est brûlante.

Je décide d’appeler le premier nom indiqué sur l’appareil. Le fils de la dame répond. Je me présente et donne quelques tristes nouvelles ; le fils est au courant de la situation. Il se montre reconnaiss­ant que je l’appelle et que je sois volontaire pour m’occuper des résidents, dont sa mère. Il lui parle quelques instants en italien. Les yeux de sa « mamma » s’illuminent, mais j’y vois un mélange de désespoir et de tristesse.

Le fils me confie que sa mère aime la crème glacée. J’essaie de lui en faire manger plus tard dans la soirée, sans succès. Quand les patients cessent de s’alimenter, c’est le début de la fin.

Un décès survient sur l’étage. Je ne connais pas le défunt, mais ma collègue lui avait administré des soins la veille. Elle pleure. Elle vient de frapper un mur; nous ne sauverons personne de cette fatalité.

L’impuissanc­e est réelle... et la torture. Cette jeune femme pétillante que j’admire tant pour son énergie et sa bienveilla­nce vient de perdre un peu de son innocence.

MISSION KAMIKAZE

Vers la fin de la soirée, un gestionnai­re nous approche, ma collègue endeuillée et moi. Il y a un manque d’effectif infirmier à l’étage supérieur et il faut prendre les températur­es d’une vingtaine de patients d’ici la fin du quart, ce que l’infirmière de l’étage ne peut accomplir seule.

Serions-nous à l’aise de le faire ? Nous nous portons volontaire­s. En temps de crise, on répartit les forces comme on peut.

« Je t’ai trouvé deux kamikazes. » Le gestionnai­re est fier de son équipe.

Notre mission est de prendre les températur­es et la saturation d’oxygène de 20 clients en zone rouge, en 30 minutes. Armées d’instrument­s de prise de signes vitaux sur roulette, ma collègue et moi nous nous partageons la liste des bénéficiai­res.

RÉUSSITE

Je laisse mes gants blancs à l’entrée ; nous devons effectuer un travail à la chaîne. Certains patients sont réfractair­es, mais nous sommes efficaces ; nous formons une équipe du tonnerre.

De retour au poste infirmier avec nos chiffres dont j’ignore la significat­ion (je suis nulle en biologie), nous sommes satisfaite­s d’avoir réussi cette course contre la montre. Nous croulons sous les remercieme­nts de l’infirmière.

Cette mission, au moins, je l’ai réussie !

Je vous raconte la suite la semaine prochaine.

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