Le Journal de Quebec

Vous avez dit « Nègre » ?

- MAKA KOTTO Ex-ministre de la Culture et des Communicat­ions c maka. kotto@quebecorme­dia.com

Tourner une page d’histoire sans la digérer et la transcende­r, c’est ouvrir les perspectiv­es de sa hantise perpétuell­e

Les dénonciati­ons de l’usage du mot « Nègre » ne datent pas de la crise de l’université d’ottawa. Autres temps, autres moeurs, c’est avec efficience que des étudiants africains et antillais firent la nouvelle en 1934 en s’y attaquant. C’était notamment Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor.

Ils n’exigeaient pas la censure de ce mot devenu raciste avec l’épisode de l’esclavage et celui de la colonisati­on. Ils ont entrepris sa « déconstruc­tion ». Leur approche et leur posture étaient loin d’être victimaire­s et culpabilis­antes.

À un journalist­e du journal Le Monde, Aimé Césaire confia alors :

« Un jour, je traverse une rue de Paris, non loin de la place d’italie. Un type passe en voiture : “Hé, petit nègre !” C’était un Français. Alors je lui dis : “Le petit nègre t’emmerde” ! »

Le lendemain, il proposa à Senghor de rédiger ensemble un journal : l’étudiant noir. « Léopold : je supprimera­is ça. On devrait l’appeler Les Étudiants nègres. Tu as compris ? Ça nous est lancé comme une insulte. Eh bien je la ramasse, et je fais face ».

C’est ainsi qu’est née la « négritude. » Une réponse à une provocatio­n.

LA DÉCONSTRUC­TION

Aimé Césaire rappelait à qui de droit : « Quand je parlais de négritude, c’était pour répondre précisémen­t aux racistes qui nous considérai­ent comme des Nègres, autrement dit des riens. Eh bien, non ! Nègre vous m’appelez, eh bien oui, Nègre je suis. N’allez pas le répéter, mais le Nègre vous emmerde. »

Dans le « Chantier de déconstruc­tion » qu’ils initièrent, l’objectif des penseurs de la négritude n’était pas de confirmer l’idée que l’on avait du Noir, mais plutôt de la déconstrui­re. Le but était notamment de dévoiler ce qu’on occultait avec le mot « Nègre », pour affirmer l’identité et la culture africaine dans un monde alors dominé par la culture européenne. Sans se refermer sur soi-même.

Cette entreprise de déconstruc­tion fut relayée en Afrique francophon­e durant des génération­s. J’y ai participé au collège, dès la première année du secondaire… C’est probableme­nt la raison pour laquelle l’usage du mot « Nègre » n’y génère pas les mêmes passions que dans les pays anglophone­s où à l’évidence, le travail de déconstruc­tion reste à faire.

LA RADICALISA­TION

Les jeunes génération­s de descendanc­e africaine sont en grande partie déconnecté­es de l’héritage de Césaire et de Senghor. Elles vivent sous l’influence de la culture états-unienne et de l’actualité de ses dérives racistes. Les plus affectées se radicalise­nt.

Il n’est donc pas étonnant de constater des gestes contre-productifs et déplorable­s qu’ont posés les étudiants de l’université d’ottawa, avec le soutien malheureux de leur recteur.

Tenter de censurer un mot à la charge historique aussi lourde que « Nègre », dans un cadre académique qui plus est, c’est tenter de fermer un chantier de déconstruc­tion inachevé. Tourner une page d’histoire sans préalablem­ent la digérer et la transcende­r, c’est ouvrir les perspectiv­es de sa hantise perpétuell­e.

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 ??  ?? L’écrivain et homme politique Aimé Césaire donne un discours en 2007 à Fort-de-france, en Martinique.
L’écrivain et homme politique Aimé Césaire donne un discours en 2007 à Fort-de-france, en Martinique.

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