Le Journal de Quebec

Voyants jaunes allumés

- JOSÉE LEGAULT

« Sorry, I don’t speak French. » Née à Montréal avec la Révolution tranquille, j’ai passé mes deux premières décennies à entendre cette phrase dans les commerces du centre-ville. Du mépris à l’état pur.

Pour que ça change, il en aura fallu des manifs et des luttes politiques. Surtout, l’adoption en 1977 de la loi 101 par le gouverneme­nt Lévesque. Dès les années 90, le français recommence­rait néanmoins à reculer.

Affaiblie par les tribunaux au fil des ans, la loi 101 perdait déjà de son tonus. À de rares exceptions près, les gouverneme­nts successifs ont cependant refusé de la renforcer. Une grave erreur.

Je le sais d’expérience. Spécialisé­e sur la question linguistiq­ue, je cosignais en 1996 le premier rapport sur la situation de la langue française au Québec depuis l’adoption de la loi 101.

VOYANTS JAUNES

Il avait été commandé en 1995 par Jacques Parizeau. Le premier ministre désirait avoir l’« heure juste ». Ce rapport avait documenté certains reculs du français qui, dans plusieurs domaines, s’installaie­nt déjà. Or, dans la classe politique du jour et les médias, on l’a qualifié d’« alarmiste ». La suite des choses montrerait qu’il avait pourtant signalé d’importants voyants jaunes, qu’on aurait mieux fait de ne pas ignorer. Un quart de siècle plus tard, l’état des lieux le confirme. Samedi, notre Bureau d’enquête en donnait une énième illustrati­on. Sur 31 commerces visités au centre-ville de Montréal, 16 proposaien­t un accueil unilingue en anglais. Cette fois-ci, on croirait entendre : « Sorry, I won’t speak French ».

On nous dit que c’est passager – la faute d’une pénurie de maind’oeuvre créée par la pandémie.

C’est lui faire le dos bien large.

Si le français est accessoire dans autant de commerces, c’est que l’accueil en français seulement a pris le bord depuis longtemps. Et qu’on s’y habitue. Le « Bonjour-hi », c’est ça.

Selon un sondage Léger/le Journal, 58 % des répondants montréalai­s de 18 à 34 ans jugent en effet que d’être accueilli en français n’est PAS important. Chez les francophon­es du même âge, ce chiffre baisse toutefois à 26 %.

Le quart des jeunes francophon­es, c’est néanmoins inquiétant pour l’avenir. Car plus le temps passera, plus cette indifféren­ce au français risque d’augmenter si rien n’est fait pour renverser la tendance.

Chez les non-francophon­es de 1834 ans, c’est encore pire. Malgré qu’ils soient les « enfants de la loi 101 », 84 % jugent qu’il n’est PAS important d’être accueilli en français. La régression est monumental­e.

HÂTE DE VOIR ÇA

Étonnant ? Non. Depuis le référendum de 1995, l’effervesce­nce des grands débats nationaux s’est éteinte. Les moins de 35 ans en sont les premiers orphelins politiques. Leur désintérêt gagne inévitable­ment du terrain.

Le fait est qu’à la fin des années 90, un fossé intergénér­ationnel s’est ouvert sur les questions nationale et linguistiq­ue. Il se creuse depuis. Inutile, par contre, de blâmer les nouvelles génération­s d’être rendues « ailleurs ».

Si une part importante d’entre elles ne sait pas distinguer le multilingu­isme individuel, hautement souhaitabl­e, d’un bilinguism­e institutio­nnel néfaste pour la pérennité du français, c’est qu’on ne leur a jamais appris la différence. Étonnant ? Non. Les gouverneme­nts sous lesquels elles ont grandi ont oublié leur propre devoir de protéger activement le français. Le gouverneme­nt Legault promet maintenant un plan « costaud » pour lui redonner du muscle. Bien hâte de voir ça.

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