DES AQUEDUCS QUI INQUIÈTENT
... mais ailleurs qu’au Québec
Québec s’apprête à tester l’eau potable des conduites municipales faites en amiante-ciment pour savoir si les fibres cancérigènes contaminent l’eau que boivent des millions de Québécois, a appris Le Journal.
Les États-unis se préoccupent de l’amiante dans l’eau depuis 35 ans déjà. Dès 1985, ils ont établi des normes pour aider les villes à traquer ces fibres mortelles au robinet et les inciter à éliminer les tuyaux en amiante-ciment, qui libèrent ses particules dans l’eau.
Le Pakistan lui-même a entrepris cette année de remplacer plus de 16 000 kilomètres de canalisations pour s’assurer que ces fibres n’arrivent pas au robinet. Des travaux similaires ont lieu en France, en Afrique du Sud, en Malaisie, en Nouvelle-zélande et ailleurs.
Rien de tel n’est en cours au Québec, bien qu’au moins un millier de kilomètres des tuyaux qui transportent l’eau jusqu’à nos robinets soient en amiante-ciment, d’après les données obtenues par notre Bureau d’enquête ( voir page 2 et texte ci-contre).
Dans l’ensemble du Canada, 19 % des conduites de distribution d’eau seraient faites du même matériau, d’après l’organisation mondiale de la santé (OMS).
Aussi appelé fibrociment, l’amiante-ciment est utilisé pour fabriquer des tuyaux aux parois plus minces et donc plus légères que ceux en ciment conventionnel.
RISQUES POUR LA SANTÉ
Dans son rapport sur l’amiante paru l’an dernier, le Bureau des audiences publiques sur l’environnement (BAPE) explique que la dissolution des conduites en amiante-ciment peut libérer de ces fibres dans l’eau.
Pourtant, seules deux villes au pays traquent l’amiante dans leur eau : Edmonton, depuis 2018, et Regina, depuis 2016. Québec, lui, veut collecter ses premiers échantillons au plus tôt à la fin de 2022.
La priorité sera d’abord donnée aux municipalités qui ont le plus grand nombre de kilomètres de tuyau du genre, mais le protocole précis d’échantillonnage reste à être élaboré, confirme le ministère de l’environnement.
« Je reconnais les enjeux particuliers reliés à l’amiante, d’ailleurs je suis la situation de près avec mes collègues du [ministère], affirme le ministre de l’environnement Benoit Charette. C’est pourquoi nous évaluons la présence de fibres d’amiante dans l’eau. »
« Santé Canada et L’OMS évaluent qu’il n’existe pas de données probantes indiquant que l’ingestion d’amiante, contrairement à son inhalation, pose un risque pour la santé. Il s’agit donc d’une action préventive », ajoute-t-il.
Mais pour le Dr Arthur Frank, médecin et chercheur à l’école de santé publique de l’université Drexel à Philadelphie, il n’y a pas de doute que les conduites en amiante-ciment sont « dangereuses ».
Il explique au Journal qu’en 40 ans de pratique médicale, il a constaté que les fibres d’amiante ingérées pénètrent dans le système gastro-intestinal et causent une panoplie de cancers.
Il a notamment répertorié un excès de cancers colorectaux en Chine.
Son avis fait cependant débat, car la communauté scientifique étudie si peu les risques de l’amiante ingéré qu’aucune enquête épidémiologique suffisamment vaste n’a été menée.
SANTÉ CANADA EN RETARD
Santé Canada considère qu’il existe « très peu de preuves suggérant un lien de causalité entre l’ingestion d’amiante et le cancer ». Le Canada n’a donc aucune norme sur l’amiante dans l’eau potable.
À l’inverse, selon l’agence de la protection environnementale américaine, l’ingestion de fibres d’amiante augmente le risque de polypes intestinaux.
Les États-unis imposent une norme maximale de 7 millions de fibres d’amiante par litre d’eau.
En l’absence de norme canadienne, Québec se référera à celle des Américains pour interpréter les résultats de ses premiers échantillons.
SASKATCHEWAN ET ALBERTA
À Regina, en Saskatchewan, environ 60 % des conduites d’eau potable sont en amiante-ciment. Depuis 2016, la Ville teste l’eau pour y détecter la présence de fibres. Des fibres ont été détectées en 2016, 2017 et 2018, mais pas en 2019.
À Edmonton, le pourcentage de conduites construites avec de l’amiante est de 25 %. La capitale de l’alberta a commencé à tester ses conduites en 2018, mais n’a pas détecté de fibres jusqu’à présent, d’après un reportage du Regina Leader Post daté de l’automne 2020.
ÉTATS-UNIS
Les États-unis ont établi une norme pour l’amiante dans l’eau potable en 1985, dans la foulée d’un procès médiatisé contre une minière qui déversait des déchets dans le lac Supérieur.
La norme est de 7 millions de fibres d’amiante (d’une longueur de plus de 10 micromètres) par litre d’eau. Un micromètre correspond à un millième de millimètre. D’après l’agence de la protection environnementale américaine, l’ingestion de fibres d’amiante augmentait le risque de polypes intestinaux.
TEXAS
En 2016, la petite ville de Devine, au Texas, a détecté des fibres d’amiante dans ses conduites d’eau potable. Les mesures dépassaient la norme de 7 millions de fibres d’amiante (MFL) et variaient entre 14 et 44 MFL.
L’année suivante, toujours au Texas, des fibres d’amiante ont été retrouvées dans l’eau de la municipalité de Arp et dépassaient aussi la norme (13 MFL).
Le département de la santé publique du Texas indique que dans certaines régions où les résidents sont exposés aux fibres d’amiante dans l’eau potable, les cancers de l’oesophage, de l’estomac et de l’intestin « peuvent être plus préoccupants ».
FRANCE
En France, le Haut Conseil de la santé publique a déclaré dès 1997 que « la population générale est potentiellement exposée à l’amiante par l’ingestion de l’eau du réseau de distribution ».
Il précisait alors que l’amiante peut se retrouver dans l’eau potable à cause du « relargage des fibres contenues dans les canalisations en amiante-ciment ». L’organisme appelait donc à « dresser un état des lieux des canalisations et des ouvrages de distribution en eaux en amiante-ciment » et à « mettre en place une surveillance régulière de la teneur en amiante des eaux de distribution ».
NORVÈGE
En 2005, une étude réalisée auprès de 726 gardiens de phare en Norvège est venue « étayer l’hypothèse d’un risque associé à l’amiante contenu dans l’eau potable », indique le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) dans un rapport publié en août 2020.
Les canalisations d’eau potable des phares étaient en amiante-ciment et avaient été endommagées par les bombardements lors de la Deuxième Guerre mondiale.
Les gardiens qui avaient bu l’eau entre 1917 et 1967 ont été suivis de 1960 à 2002.
« Les résultats soutiennent l’hypothèse d’une association entre l’amiante ingéré et le risque de cancer gastro-intestinal en général et le risque de cancer de l’estomac en particulier », selon l’étude.
Les concentrations d’amiante étudiées étaient cependant extrêmement élevées (1800 à 71 000 MFL), soit bien loin de celles retrouvées dans quatre villes du Québec (220 MFL) dans une étude datée de 1981.
NOUVELLEZÉLANDE
Plusieurs villes de la Nouvelle-zélande sont aux prises avec des bris prématurés de canalisations d’eau potable. Une grande partie est en amiante-ciment.
Les autorités sont préoccupées, car ces tuyaux doivent être remplacés 50 ans plus tôt que prévu. Les coûts des travaux se chiffrent en milliards de dollars et plusieurs petites villes ne savent pas comment financer les chantiers.
À Temuka, le remplacement d’une conduite de 9 kilomètres a coûté 3 millions de dollars néo-zélandais [2,6 M$ canadien] tandis que les 48 000 habitants de Porirua écopent pour leur part d’une facture de 1,8 milliard [1,5 G$ canadien].