Un des pires deals de l’histoire de la Caisse
Le plus gros investissement immobilier du bas de laine des Québécois beaucoup moins payant que prévu
La Caisse de dépôt et placement a eu des sueurs froides avec le plus gros pari immobilier de son histoire. Cet investissement de 3,7 milliards $ réalisé en 2015 à New York par sa filiale Ivanhoé Cambridge sera moins payant que prévu pour les Québécois.
Entre les 14e et 23e Rues, dans l’est de Manhattan, se trouvent les quartiers Stuyvesant Town et Peter Cooper Village. Ensemble, ils forment le plus important complexe multirésidentiel aux États-Unis, avec 110 immeubles construits dans les années 1940 totalisant plus de 11 200 appartements.
Les Québécois en sont copropriétaires depuis octobre 2015, quand Ivanhoé Cambridge a annoncé l’achat du complexe avec le géant américain Blackstone pour 7,1 milliards $. Ivanhoé a déboursé près de 3,7 milliards $ pour une participation de 49 %. Le PDG de la Caisse était alors Michael Sabia et celui d’ivanhoé Cambridge, Daniel Fournier.
Six ans plus tard, « c’est l’un des plus mauvais deals de l’histoire de la Caisse », estime une source bien au fait du dossier qui a requis l’anonymat.
NOUVELLE LOI
En cause : une loi adoptée en 2019 par l’état de New York qui rend plus difficiles les augmentations de loyer. Or, la stratégie de Blackstone et de la Caisse était de hausser significativement les loyers de 7800 des logements de Stuy Town/peter Cooper d’ici 2026.
Notre Bureau d’enquête a consulté plusieurs documents confidentiels qui révèlent des faits troublants sur cette transaction :
√ L’entente a été ficelée à la hâte. Ivanhoé Cambridge a étudié la transaction pendant à peine un mois et la Caisse l’a avalisée en seulement cinq jours.
Dans une note datée du 19 octobre 2015, Ivanhoé Cambridge a demandé au conseil d’administration de la Caisse d’approuver la transaction subito presto en précisant qu’une fuite avait eu lieu quelques jours plus tôt dans un média américain.
Le conseil s’est réuni le 20 octobre pour donner le feu vert à l’investissement, qui a été annoncé le jour même à New York en présence du maire Bill de Blasio.
√ La Caisse a dû recourir à des dérogations pour autoriser l’investissement.
L’actif new-yorkais représentait à lui seul 6,2 % du portefeuille d’ivanhoé en 2015, bien au-delà du seuil maximal de 5 % par placement.
√ En 2015, Blackstone prévoyait que les loyers de la plupart des appartements atteindraient de 4000 à 5000 $ US en 2021 ; or, ceux-ci s’établissent plutôt à moins de 4000 $ US actuellement, selon le site de location du complexe.
Au coup dur qu’a été la loi de 2019 s’est ajouté l’impact de la pandémie, qui a fait bondir le taux d’inoccupation des appartements de Stuy Town/peter Cooper en 2020.
PLONGEON DE 24 %
On ne connaît pas la valeur marchande actuelle du complexe. Mais sa valeur foncière a plongé de 24 % depuis 2019, indiquent les relevés publics de la Ville de New York.
La forte croissance du marché immobilier new-yorkais de 2016 à 2018 a toutefois permis à la Caisse d’éviter le pire. L’investissement dans Stuy Town/peter Cooper a généré un rendement annualisé de 7 % sur cinq ans, a affirmé au Journal CharlesAntoine Lussier, vice-président principal aux investissements dans le résidentiel et les hôtels chez Ivanhoé Cambridge.
Ce rendement est inférieur à la cible de 10,5 % par année établie par Ivanhoé en 2015, mais la relance économique pourrait permettre à l’investissement de reprendre du poil de la bête au cours des prochaines années.
Selon Timothy D. King, associé de la firme new-yorkaise CPEX Real Estate, la Caisse ne pouvait pas prédire l’adoption de la loi de 2019.
« Je ne crois pas qu’ils anticipaient des changements législatifs aussi draconiens. En fait, je ne pense pas que quiconque aurait pu les voir venir », a-t-il confié.
Cela dit, la Caisse savait que cinq ans plus tôt, le précédent propriétaire des lieux, le géant américain Tishman Speyer, avait dû en remettre les clés aux créanciers. Tishman avait été incapable, justement, d’augmenter suffisamment les loyers de Stuy Town/peter Cooper pour rentabiliser son investissement. Des caisses de retraite américaines et le fonds souverain de Singapour avaient alors perdu des centaines de millions de dollars dans le fiasco.
« Ça demeure un actif de valeur profitant d’une localisation irremplaçable, fait remarquer M. King. [...] Dans ces conditions, je suis d’avis [que Blackstone et Ivanhoé] sauront s’en tirer sur le long terme. »