QUEL AVENIR POUR LE RÉSEAU PRIVÉ DE SOINS DE SANTÉ ?
Un risque pour certains, une bénédiction pour d’autres, le tourisme médical gagne en popularité chez les Québécois. Autant savoir à quoi vous en tenir avant de sauter dans l’aventure.
L’éclosion d’un réseau privé de soins de santé au Québec est la conséquence d’une désorganisation de la première ligne, admet Alain Vadeboncoeur, urgentologue et fondateur du regroupement des Médecins québécois pour le régime public. « Quand un patient n’arrive pas à voir son médecin de famille, il y a un gros problème », soutient-il en entrevue.
Toutefois, la durée de vie de ce réseau parallèle pourrait être brève. Non pas parce que le gouvernement Couillard a l’intention de légiférer pour freiner son expansion, mais parce que l’entrée dans le réseau au cours des prochaines années d’une flopée de nouveaux médecins de famille risque de réduire considérablement, voire de faire disparaître, les listes d’attente, affirme le Dr Louis Godin, président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec ( FMOQ). « Alors qu’il y a 10 ans, la province formait moins de 100 omnipraticiens annuellement, aujourd’hui, il en sort 250 par année de nos écoles, et bientôt 500, ce qui désengorgera le régime public. Cette nouvelle donne diminuera l’intérêt de la population pour les cliniques payantes », affirme-t-il.
Le président de la FMOQ envisage même la fin de la pénurie de médecins d’ici deux à trois ans. « Déjà, les hôpitaux ont comblé leurs besoins et on voit apparaître de nouvelles cliniques », affirme le Dr Godin. La FMOQ promet que 85% des Québécois auront accès à un médecin de famille d’ici la fin de 2017.
L’élimination des listes d’attente tuera son entreprise, admet la Dre Nathalie Nicloux, copropriétaire des cliniques Privamed de Boucherville et de Brossard. « Mais ce n’est pas demain la veille qu’on verra ça. Ce n’est pas tout d’avoir officiel- lement un médecin de famille, on doit être capable de le voir quand on a une urgence », dit-elle.
Pour les opérations aux hanches et aux genoux, le Dr Nicolas Duval, propriétaire de la Clinique orthopédique Duval à Laval, ne croit pas à la disparation des listes d’attente. « À cause du vieillissement de la population, les besoins exploseront. Le réseau public ne suffira pas. Déjà, on restreint l’accès à certaines opérations sous prétexte que les patients sont trop âgés », dit-il.
Récemment, le Dr Duval a opéré une patiente de 90 ans, qui a retrouvé la mobilité après avoir passé deux années en fauteuil roulant. Elle a si bien récupéré qu’elle est partie prendre des vacances en Californie! Auparavant, cinq hôpitaux montréalais avaient refusé de l’opérer en raison de son état de santé fragile. « Ce genre de cas risque de se multiplier », croit-il.
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Avant l’opération au dos qu’il a subie à Cuba en novembre 2015, Martin (prénom fictif) ne pouvait pas prendre ses jeunes enfants dans ses bras : une double hernie discale diagnostiquée 10 ans plus tôt l’en empêchait. Comme son neurochirurgien avait écarté l’opération en raison des risques élevés, ce policier de 43 ans avait pris l’habitude de calmer douleurs lombaires et fourmillements dans les jambes à coups d’anti-inflammatoires, de relaxants musculaires et d’infiltrations de cortisone.
Cependant, l’an dernier, à la suite d’une crise particulièrement aiguë, cet adepte de vélo et de course à pied a craint de finir prématurément en fauteuil roulant. Un ami lui parle alors de Cuba, où on pratique la chirurgie de l’hernie discale lombaire. « J’étais loin d’être convaincu : on parle d’une opération au dos. Vous ne voulez pas être celui qu’on “manque”… »
Plusieurs nuits blanches plus tard, l’opération a eu lieu à l’hôpital Cira Garcia de La Havane. Un succès : après trois semaines, Martin reprenait l’avion, soulagé à la fois de ses douleurs et de 15 000 dollars. Depuis, il a aussi repris la natation.
Il ne tarit pas d’éloges à l’égard des médecins et du personnel cubains, de même qu’envers l’agence qui a facilité son séjour là-bas. « Je suis entièrement satisfait, mais je ne le revivrais pas deux fois : c’est une grande décision. Quand on parle de problèmes de dos, chaque cas est différent. Je sais que j’ai de la chance. »
Une question d’argent ?
Chance ou pas, il est loin d’être le seul à goûter aux aléas du tourisme médical : en 2014, plus de 52 000 Canadiens – dont 6 200 Québécois – ont reçu des soins non urgents à l’extérieur du pays, une hausse de 25 % par rapport à 2013, selon un rapport de l’Institut Fraser. On peut raisonnablement penser qu’il y en a davantage, car cette estimation est basée sur les données recueillies auprès d’un échantillon de médecins de 12 spécialités différentes, dont la neurochirurgie. Les patients qui s’offrent des soins dentaires à l’étranger notamment en sont exclus.
Et c’est d’abord pour économiser sur des services non couverts par la Régie de l’assurance-maladie (RAMQ) que les Québécois s’adonnent au tourisme médical, selon le président-directeur général du Collège des médecins, Charles Bernard. « À part quelques exceptions, comme les listes d’attente pour des greffes rénales ou certaines chirurgies, les patients sont attirés par des services à moindre coût, notamment pour les soins dentaires. »
En effet, les soins dentaires au Costa Rica par exemple coûtent de 50 à 60% moins cher qu’au Québec, en comprenant le coût du séjour, confirme Pablo Castillo, président-directeur général de MedBrick. Cette agence de tourisme médical facilite le séjour de Québécois en quête de divers services – de la chirurgie esthétique aux prothèses auditives – dans différents pays d’Amérique latine.
Selon lui, les listes d’attente poussent plusieurs Québécois à passer sous le bistouri ailleurs. « S’ils attendent une chirurgie orthopédique ou bariatrique pendant des mois ou des années, les patients ont souvent une piètre qualité de vie. Tandis qu’en Colombie, ils peuvent être opérés avec une semaine de préavis. » Dans ce pays, le remplacement d’une hanche coûtera entre 8 000 et 12 000 dollars, indiquet-il, soit 2,5 fois moins cher que la même intervention pratiquée par un chirurgien orthopédiste dans une clinique privée du Québec.
« Il y a un problème majeur d’accès aux services médicaux au Québec, et les choses ne s’améliorent pas, analyse
Jean-Pierre Ménard, avocat spécialisé en responsa-bilité médicale. On vit dans un régime où les médecins sont libres d’offrir les servi-ces à qui ils veulent, comme ils le veulent et quand ils le veulent. Il faut changer la pratique médicale pour améliorer l’offre de services. »
Les yeux de la tête
Autre catégorie de touristes médicaux: les Québécois qui cherchent désespérément une solution à un problème de santé, soit parce que le traitement n’est pas offert ici, qu’il n’a pas fait ses preuves ou qu’il représente des risques jugés démesurés par rapport à l’état de santé du patient. Chez Services Santé International (SSI), une agence spécialisée dans les séjours médicaux à Cuba – celle qui a organisé l’opération de Martin –, ce sont surtout ceux-là qui font sonner le téléphone, affirme le président Alain Leclerc. « Chaque semaine, des gens communiquent avec nous parce qu’ils ne trouvent pas de solution satisfaisante à un problème de santé chronique. Très souvent, ils sont désespérés. »
Et le prix de l’espoir peut être très élevé, comme l’a constaté François Beaumont,
35 ans. En mars 2015, ce fiscaliste et triathlète apprenait qu’il était atteint d’un cancer du côlon et de métastases au foie. Son médecin lui donnait 20% de chances d’être en mesure de souffler ses 40 bougies. Pour freiner la progression de la maladie, il s’est rendu trois fois à Francfort, en Allemagne, où le Dr Thomas Vogl propose des traitements de chimio- embolisation et de thermo-ablation au laser. Le médecin allemand traite d’ailleurs des dizaines de Québécois annuellement.
Comme chaque séjour coûte près de 20 000 dollars, l’entourage du jeune malade a réalisé diverses activités de financement pour l’aider à amasser les sommes nécessaires. Mais jusqu’ici, les traitements du Dr Vogl ne semblent pas avoir donné les effets espérés : en juin dernier, trois mois après son dernier séjour en Allemagne, les médecins québécois ont détecté trois lésions sur son foie. « Ça m’a laissé un goût amer », déplore François Beaumont lors d’un échange par écrit.
Dans l’espoir d’améliorer leur sort, d’autres malades épuisent leurs économies pour payer le coût de traitements qui ne sont pas offerts au Québec. C’est le cas de