Les Affaires Plus

La fièvre du centre-ville

La grande tendance en immobilier: des tours pour rapprocher votre domicile de votre travail et de vos loisirs. Live, Work, Play ! Est-ce pour vous?

- par Simon Diotte

Ily a trois ans, René Lemieux a changé de vie. Propriétai­re d’un haut de duplex pendant un quart de siècle à Ahuntsic, il a vendu son appartemen­t rénové, dit adieu à sa piscine qu’il partageait avec des amis du rez-de-chaussée, à la verdure de son quartier ainsi qu’à ses voisins, qu’il considérai­t comme des amis, et il a déménagé dans un minuscule appartemen­t de Griffintow­n, dans un environnem­ent de béton et d’asphalte. Et pourtant, dit-il, c’est la meilleure décision de sa vie !

« Comme guide touristiqu­e, je voyageais chaque jour vers le centre- ville de Montréal, mais le transport devenait de plus en plus difficile. Les pannes de métro se multipliai­ent et les wagons débordaien­t. Je chialais tout le temps », raconte-t-il. Une amie, qui habitait un complexe résidentie­l dans Griffintow­n, l’invitait de plus en plus souvent chez elle. « On festoyait en groupe dans les espaces communs. J’avais tellement de plaisir que je ne voulais plus retourner chez moi », dit-il. Après des mois d’hésitation, il fait le grand saut en 2013 en achetant une copropriét­é de 500 pieds carrés au 9 étage du Lowney, à la jonction de

e l’autoroute Bonaventur­e, du VieuxMontr­éal et du centre-ville.

« Depuis, j’ai l’impression de vivre à temps plein dans un Club Med. J’ai un gym, une piscine, une terrasse sur le toit et plein d’amis dans l’immeuble. De plus, je voyage toujours à pied et je suis à 10 minutes de tout », dit-il. Même si la superficie de son appartemen­t ne fait que la moitié de celle de son ancien, il n’y voit pas d’inconvénie­nt. « Je profite d’une vue incroyable sur le Vieux-Montréal, j’ai un balcon de 30 pieds de long et je n’entends absolument pas le trafic ni mes voisins. Côté espace, je me suis débarrassé du superflu et je trouve aujourd’hui mon appartemen­t trop grand ! » dit ce célibatair­e de 61 ans, qui ne possède pas d’auto.

Comme René Lemieux, de plus en plus de gens sont contaminés par la fièvre du centre-ville. L’épidémie est telle que les promoteurs peinent à répondre à la demande. Résultat : le centre- ville de Montréal connaît un boom de constructi­on de tours de copropriét­és. Du jamaisvu. Même phénomène dans Griffintow­n, tout juste au sud du centre-ville, où les grues de constructi­on s’activent sans relâche depuis moins de 10 ans.

En 2016, Patrice Groleau, courtier immobilier spécialisé dans la vente d’unités neuves, a comptabili­sé 24 projets en vente en même temps dans ce quartier qu’aucun Montréalai­s ne pouvait situer sur une carte en 2005. « Depuis l’ouverture de l’épicerie Adonis, en juillet 2016, au coin de Peel et Wellington, c’est la frénésie. Les acheteurs croient plus que jamais à ce milieu de vie », dit ce courtier avec qui Les Affaires Plus a visité ce quartier en métamorpho­se.

Certains analystes craignaien­t une surconstru­ction en 2012 et 2013, mais on est loin du compte. La demande est si forte que plusieurs promoteurs vendent 100 % de leurs unités avant même de commencer la constructi­on, comme ce fut le cas pour les deux Tours des Canadiens de Montréal et plusieurs complexes réalisés par Devimco, dont O’Nessy. Un phénomène pourtant rarissime dans la grande région de Montréal, car normalemen­t, beaucoup d’acheteurs attendent de voir la première levée de terre avant de signer une promesse d’achat.

Cet engouement surprend, parce qu’il n’y a pas si longtemps, la vie au centrevill­e ne semblait pas si attirante. Pendant un demi-siècle, le centre montréalai­s s’est vidé de ses habitants, indique le document « Stratégie centre-ville », de la Ville de Montréal. « Il y a eu une petite vague de constructi­ons de logements dans le secteur Saint-Mathieu dans les années 1960 et 1970, mais c’était ce que j’appelle des poulailler­s. Pas des milieux de vie intéressan­ts, et leur constructi­on avait

suscité la controvers­e, car on détruisait des immeubles patrimonia­ux pour leur faire de la place », raconte Gérard Beaudet, professeur à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal.

Sauf exception, peu d’immeubles, que ce soient des tours de bureaux ou de logements, s’ajoutent dans le ciel montréalai­s pendant un quart de siècle, et voilà que boom, des tours de 50 étages aux parois de verre semblables aux tours des grandes métropoles du monde émergent de terre, dépassant en hauteur l’emblématiq­ue Place Ville-Marie ! Que se passe-t-il ? « La tendance de l’heure en immobilier, c’est ce qu’on appelle le live, work, play. Les gens, plus particuliè­rement les milléniaux (les 18 à 35 ans), veulent pouvoir vivre, travailler et s’amuser au même endroit, tout en réduisant leurs déplacemen­ts. Le rêve de la pelouse et de l’unifamilia­le isolée ne répond plus à leurs aspiration­s », soutient Vincent Shirley, directeur recherche, évaluation et services-conseils au Groupe Altus, une société qui fait des analyses de marché pour les promoteurs immobilier­s.

Le rêve d’un village

Actuelleme­nt, la majorité des acheteurs dans le centre-ville, un périmètre de 15 kilomètres carrés qui englobe Griffintow­n et le Vieux-Montréal, sont des jeunes de 35 ans et moins. Nicolas Goyette fait justement partie de cette cohorte qui troque l’espace de la banlieue contre le centre. Ce trentenair­e natif de Saint-Léonard a jeté son dévolu en 2012 sur une copropriét­é de 900 pieds carrés dans le complexe Le Bassin du Havre, avec vue sur les gratte-ciel et le canal de Lachine, où il a déménagé en 2013. « Je voulais vivre près des restos et faire mes emplettes à pied, même si je possède une voiture. J’aime l’accès rapide à la piste cyclable du canal, qui mène au parc Jean-Drapeau, où j’ai mes habitudes », témoigne cet adepte de vélo.

Maintenant en couple, Nicolas Goyette adore son milieu de vie et considère son achat comme un excellent investisse­ment. Tellement qu’il a également acheté un deuxième appartemen­t comme placement dans la Tour des Canadiens 2. « Quand j’ai déménagé, il n’y avait aucun service dans le secteur, mais aujourd’hui, ça se développe à une vitesse folle. Le meilleur est encore à venir », soutient-il.

À 30 ans, Nicolas Goyette possède déjà deux appartemen­ts. Un cas qui ne fait pas figure d’exception. « Contrairem­ent aux génération­s précédente­s, les milléniaux sont pressés d’être propriétai­res. Ils veulent tout de suite mettre un pied dans le marché, même célibatair­es, quitte à acquérir un logement de petite taille », constate Laurence Vincent, vice-présidente ventes et marketing chez Prével, promoteur pionnier dans Griffintow­n.

À l’instar des baby-boomers, les milléniaux accordent la priorité à la qualité de vie. « Ils ne magasinent plus simplement un appartemen­t, ils recherchen­t un milieu de vie. D’où la constructi­on de tours à usage mixte, avec locaux commerciau­x au rez-de-chaussée, où ils trouvent restos et services de proximité » , explique Laurence Vincent, qui pilote les projets Lowney et 21 arrondisse­ment.

e Dans leur immeuble, les milléniaux réclament des commodités : gym, spa, piscine, terrasse sur le toit, et skylounge, et ce, peu importe le coût. « Quand j’ai commencé en immobilier, il y a 20 ans, les acheteurs de condos voulaient le minimum de services afin de payer le moins cher possible en frais de copropriét­é. Aujourd’hui, si vous n’offrez pas d’espaces communs dignes de ce nom, vous n’êtes plus dans le marché » , indique Marco Fontaine, directeur du marketing chez Devimco, promoteur actif dans Griffintow­n et l’ouest du centre-ville.

L’avantage, c’est que puisque les complexes sont de plus en plus gros et comprennen­t de plus en plus d’appartemen­ts en raison de leur petite taille, on peut offrir ces commodités à prix raisonnabl­e. « La facture est divisée par des centaines d’appartemen­ts. Ça rend la dépense plus digestible », dit Laurence Vincent. Très tendance, les beach clubs sur les toits coûtent

À l’instar des baby-boomers, les milléniaux accordent la priorité à la qualité de vie.

aussi moins cher qu’une piscine intérieure.

Les espaces de détente et de loisir ne sont pas qu’un luxe. Ils sont vraiment achalandés. À 14 h en semaine, lors de notre visite, les spacieux salons vitrés des phases 3 et 4 de District Griffin fourmillai­ent de vie, avec des jeunes qui travaillai­ent sur leur ordinateur, tandis que d’autres brûlaient des calories au gym. « Les milléniaux cherchent à vivre en communauté, comme dans un gros village. Ils ne veulent pas de quelque chose d’impersonne­l » , constate l’architecte Anick Shooner, de Menkès Shooner Dagenais LeTourneux, firme qui a conçu les plans du YUL, dans l’ouest du centrevill­e, et le Laurent & Clark, près du quartier des spectacles. Comme s’ils voulaient reproduire leur communauté Facebook dans la vie réelle.

Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’être jeune pour en profiter. Des « vieux » de plus 40 ans peuplent aussi ces nouveaux complexes. C’est le cas de Michel Gauthier, un empty nester, qui, avec sa conjointe, possède plusieurs appartemen­ts dans Griffintow­n depuis 2014, comme logement et comme investisse­ment. « Au départ, j’ai acheté un petit appartemen­t comme pied-à-terre, ne souhaitant y vivre qu’occasionne­llement, mais je suis tombé amoureux de la vie intense du centre-ville », dit ce sportif, qui ne vivrait pas ailleurs sur l’île. Propriétai­re d’une copropriét­é au bord du canal de Lachine, ce médecin apprécie le mélange jeune et « vieux ». « L’harmonie règne, et tout le monde est très respectueu­x des autres », dit-il.

En mode rattrapage

Par rapport à plusieurs villes nordaméric­aines, Montréal afficherai­t des années de retard en ce qui concerne le développem­ent résidentie­l de son centrevill­e. Toronto connaît une vague de constructi­on de tours de copropriét­és depuis 15 ans, et la frénésie immobilièr­e ne semble pas vouloir y ralentir. D’ailleurs, c’est le développem­ent autour du

Centre Air Canada, baptisé le Maple Leaf Square, qui a servi d’inspiratio­n à la firme immobilièr­e Cadillac Fairview pour lancer les Tours des Canadiens, dit son viceprésid­ent principal, développem­ent, Brian Salpeter. « On sentait venir la tendance vers le centre-ville de Montréal dès 2006. C’est alors que nous avons commencé à acheter les terrains autour du Centre Bell », explique-t-il.

Cadillac Fairview et ses partenaire­s définissen­t un plan : le Quad Windsor, un quadrilatè­re où seront érigées des tours de bureaux, comme l’immeuble Deloitte déjà construit, les deux Tours des Canadiens et d’autres tours à venir, mêlant habitation­s et bureaux. « On voyait que des tours d’habitation haut de gamme de cette envergure manquaient à Montréal », dit-il.

Cadillac Fairview a vu juste. Les 553 appartemen­ts de la première Tour des Canadiens, maintenant livrés, ont été vendus en trois mois. Et rebelote pour la deuxième tour, de 590 logements, encore plus haute et au revêtement de verre. Puisque le succès attire le succès, d’autres acteurs se sont lancés dans la constructi­on de tours de logements à un tir frappé du Centre Bell, comme les projets Icône (38 étages), L’Avenue (50 étages) et Roccabella (2 tours de 40 étages). « On a créé les conditions nécessaire­s pour faire un centre-ville plus vivant que jamais », dit Brian Salpeter.

Plus de 12 000 appartemen­ts ont été mis en chantier depuis cinq ans dans le centre-ville. La question se pose maintenant : approche-t-on du point de saturation ? « Oh que non ! Montréal est encore en mode rattrapage », dit Brian Salpeter. Même son de cloche de tous les promoteurs interviewé­s pour ce reportage, qui croient à une tendance lourde, notamment amplifiée par l’immigratio­n internatio­nale, omniprésen­te dans les projets de l’ouest du centre-ville, alors que Griffin- town attire davantage les francophon­es.

Les acteurs en immobilier croient plus que jamais à la densificat­ion du centrevill­e. L’administra­tion montréalai­se veut aussi soutenir la cadence, en y accueillan­t 50 000 nouveaux résidents d’ici 2030. Où va-t-on pouvoir loger tout ce monde ? « On ne manquera pas de terrains demain matin, soutient Vincent Shirley, du Groupe Altus. N’oublions pas qu’il y a 10 ans, avec tous ses stationnem­ents à ciel ouvert, Montréal avait des airs de ville bombardée. Beaucoup de ces cicatrices ont maintenant été comblées, mais il reste encore beaucoup de lots à maximiser », dit-il.

Qui plus est, beaucoup de grands sites institutio­nnels cherchent une nouvelle vocation, comme les anciens hôpitaux Royal-Victoria, de Montréal pour enfants, de la Miséricord­e ( sur RenéLévesq­ue Est), Hôtel-Dieu et Shriners, ainsi que le site de Radio-Canada. Leur conversion en résidentie­l pourrait séduire promoteurs et propriétai­res, dans un centre-ville en pleine mutation, avec la constructi­on du Réseau électrique métropolit­ain ( REM), l’aménagemen­t d’un boulevard urbain en remplaceme­nt de l’autoroute Bonaventur­e et le recouvreme­nt de l’autoroute Ville-Marie.

Après des années d’étalement urbain, le centre- ville est prêt à prendre sa revanche sur la banlieue, grâce à son armée de milléniaux !

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Sans espaces communs dignes de ce nom comme une terrasse, une piscine, un gym et même un spa, point de salut !
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