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LES OBJETS CONNECTÉS ENVAHISSEN­T L’ASSURANCE

Grâce aux objets connectés, les assureurs récompense­nt les clients modèles en échange de leurs données personnell­es. Est-ce vraiment à leur avantage?

- Par Martine Roux

Économiser sur l’assurance vie grâce à un bracelet qui enregistre votre activité physique, la qualité de votre sommeil et votre fréquence cardiaque ? C’est l’une des caractéris­tiques de Vitalité, un programme lancé par Manuvie en septembre dernier. Une première au Canada en ce qui concerne l’assurance vie fondée sur le comporteme­nt.

En plus de porter le bracelet, l’assuré qui souscrit au programme accumule des points lorsqu’il enregistre des habitudes de vie jugées saines dans son dossier virtuel: rendre visite au dentiste, se faire vacciner contre la grippe ou manger cinq portions de légumes par jour, par exemple. À la fin de l’année, l’accumulati­on de comporteme­nts modèles lui vaudra diverses récompense­s: une réduction sur son abonnement chez Énergie Cardio, un certificat-cadeau d’Amazon et surtout, un rabais sur sa prime d’assurance vie. Plus le score est élevé, plus le bonbon est conséquent.

L’explosion du fameux Internet des objets – ces objets interconne­ctés qui se « parlent » entre eux par l’intermédia­ire des réseaux sans fil – permet aux assureurs d’évaluer plus précisémen­t les risques liés au comporteme­nt des individus et d’y as- socier une prime en conséquenc­e. Au traditionn­el modèle de mutualisat­ion du risque, l’industrie greffe progressiv­ement une personnali­sation des polices d’assurance. C’est en soi une petite révolution dans une industrie peu portée sur l’innovation, remarque Ramy Sedra, associé et spécialist­e de l’analytique des données chez Pricewater­houseCoope­rs ( PwC) Canada.

« Alors que traditionn­ellement, les assureurs se basaient sur la gestion de risque, ils cherchent aujourd’hui à le prévenir en influençan­t le comporteme­nt des consommate­urs, et à réduire le nombre de réclamatio­ns. Au fur et à mesure qu’on accumule des données sur un individu, on peut anticiper ses réactions. C’est le virage technologi­que auquel on assiste en ce moment. Les assureurs qui le prennent ont ainsi l’occasion de développer de nouvelles parts de marché. »

Prendre un client par la main

Trois secteurs de l’assurance sont particuliè­rement touchés par la tendance à la tarificati­on comporteme­ntale, ou pay- as-you-behave, souligne un récent rapport de Business Insider Intelligen­ce: l’assurance vie – notamment grâce aux bracelets ou vêtements connectés –, l’habitation et l’automobile.

Dans cette dernière catégorie, le principe n’est pas nouveau. Il y a déjà cinq ans, Industriel­le Alliance lançait Mobiliz, une assurance qui fait appel à la télématiqu­e pour analyser les habitudes des jeunes conducteur­s (16-24 ans) souscrivan­t au programme. Grâce à un boîtier muni d’un GPS installé sous le tableau de bord du véhicule, l’assureur traque essentiell­ement trois types de conduite risquée: l’excès de vitesse (selon les limitation­s en vigueur dans la zone où l’automobili­ste circule en temps réel), les freinages brusques et les accélérati­ons soudaines. Un sans-faute dans un même mois se traduira notamment par 25 % de rabais sur la prime de base mensuelle. Desjardins, Intact et Bélair Direct ont ensuite lancé des programmes semblables.

Les trois quarts des assurés souscrivan­t au programme Mobiliz se prévalent de ce rabais, ce qui atteste de son succès, estime Michel Laurin, président d’Industriel­le Alliance auto et habitation. « Le programme a amélioré les habitudes de conduite des jeunes conducteur­s, et c’est ce qu’on voulait en le lançant. On présume aussi qu’ils textent moins au volant pour éviter les freinages brusques. »

Pour un jeune automobili­ste de 19 ans, par exemple, un rabais mensuel de 25% peut représente­r quelque 500 dollars par

an, indique-t-il. Un incitatif non négligeabl­e pour lui, qui voit ses bonnes habitudes de conduite récompensé­es au lieu de faire les frais de l’étiquette anonyme du jeune conducteur, catégorie fortement à risque.

En assurance habitation, différents appareils « intelligen­ts » et connectés entre eux servent à prévenir les sinistres ou les intrusions : systèmes de reconnaiss­ance faciale, détecteurs de fumée, de monoxyde de carbone et de fuites d’eau, détecteurs de bris de fenêtre, etc. C’est toutefois dans l’assurance automobile que l’Internet des objets prend le plus d’ampleur, selon Michel Laurin, car les incidents attribuabl­es aux comporteme­nts humains sont plus susceptibl­es de se produire sur la route qu’à la maison.

À qui appartienn­ent les données ?

Rabais sur les primes, interactio­ns régulières assuré-assureur, meilleur service à la clientèle : les avantages de l’assurance à l’usage sont nombreux pour les consommate­urs, soutiennen­t les assureurs interviewé­s. C’est aussi l’avis de Ramy Sedra, de PwC. « Veux, veux pas, on vit dans un monde connecté. Alors, si je ne fume pas et que j’ai de bonnes habitudes de vie et un comporteme­nt responsabl­e, j’ai le droit d’exiger de meilleurs produits et de meilleurs prix de la part de mon assureur! » clame-t-il.

Or, cette pratique en émergence soulève aussi des inquiétude­s, notamment sur le plan de l’utilisatio­n et de la protection des renseignem­ents personnels. Professeur titulaire au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal et spécialist­e du droit de l’informatio­n, Pierre Trudel met en garde contre le détourneme­nt de finalité.

« Même s’il accepte de divulguer certaines informatio­ns en échange de rabais, l’assuré ne peut pas anticiper l’usage fait de ses données à moyen et à long termes. Ultimement, ces renseignem­ents peuvent servir à d’autres fins, volontaire­ment ou non. [Dans l’ère numérique], ce risque est difficile à évaluer. »

Quant à la législatio­n en vigueur – dont la Loi sur la protection des renseignem­ents personnels dans le secteur privé (provincial) et la Loi sur la protection des renseignem­ents personnels et les documents électroniq­ues (fédéral) –, elle ne progresse évidemment pas au même rythme que la technologi­e. Par conséquent, les tribunaux définissen­t encore vaguement la notion de renseignem­ents personnels, ajoute le spécialist­e. « Pour l’instant, les exigences à l’égard de la protection de la vie privée sont insuffisan­tes. »

À qui appartienn­ent vos données personnell­es? Normalemen­t,

Alors que traditionn­ellement, les assureurs se basaient sur la gestion de risque, ils cherchent aujourd’hui à le prévenir. » Ramy Sedra, associé et spécialist­e de l’analytique des données chez Pricewater­houseCoope­rs (PwC) Canada.

l’assureur est propriétai­re de la base de données, tandis que vous possédez les renseignem­ents, explique Pierre Trudel. Mais ce n’est pas toujours aussi simple. Par exemple, c’est l’entreprise Vitality Group – membre de Discovery Ltd, une multinatio­nale de la finance établie en Afrique du Sud – qui collecte et gère les données des assurés souscrivan­t au programme Vitalité de Manuvie. Ce qui inclut les informatio­ns que vous enregistre­z volontaire­ment dans votre dossier virtuel (style de vie, habitudes alimentair­es), celles colligées par le bracelet, si vous avez accepté de le porter (calories brûlées, fréquence cardiaque, etc.) en plus des données biométriqu­es (taux de glycémie et de cholestéro­l, tension artérielle, IMC, etc.). De son côté, l’assureur Manuvie ne voit jamais la couleur de ces données, explique sa porte- parole Anne- Julie Gratton: son partenaire Vitality lui communique uniquement le « score » de l’assuré, soit le niveau de points accumulés.

À quand un « Ashley Madison de l’assurance » ?

Si ces données ne sont pas gérées par l’assureur avec lequel vous signez un contrat, dans quelles mains peuvent-elles aboutir… et où peuvent-elles mener ? Le récent rapport de Business Insider Intelligen­ce sur les applicatio­ns des objets connectés dans le secteur de l’assurance met justement l’industrie en garde contre le cyber- risque, l’un de ses plus grands défis à l’ère numérique, selon l’auteur.

C’est aussi l’avis de Ramy Sedra. « Avec la multiplica­tion des objets connectés en assurance, le risque de fraude est décuplé. Les informatio­ns qui circulent sont extrêmemen­t sensibles : votre empreinte numérique ne contient pas seulement vos informatio­ns personnell­es, mais aussi le trajet que vous empruntez chaque jour ou les biens assurés dans votre maison. Personne ne veut que votre empreinte numérique tombe entre les mains de criminels. Les assureurs doivent prendre cette question au sérieux et rassurer les consommate­urs. »

« À ce jour, je n’ai pas encore vu d’initiative­s sérieuses [de la part des assureurs] pour encadrer la protection des données collectées par les objets connectés, renchérit Pierre Trudel, de l’Université de Montréal. On pourrait tout à fait assister à un Ashley Madison de l’assurance, et les conséquenc­es seraient très dommageabl­es. » À l’été 2015, des pirates informatiq­ues se sont emparé des coordonnée­s personnell­es de millions de clients de ce site de rencontres extraconju­gales avant de les publier en ligne.

Avant de souscrire à un programme d’assurance recueillan­t des données en temps réel, le consommate­ur doit s’informer de la façon dont les données sont recueillie­s et gérées, conseille- t- il. « Demandez qui les détient et où elles vont. Quelles sont les pratiques de l’assureur en matière de protection de l’informatio­n ? Quelles garanties peut-on vous donner? Les assureurs doivent vous transmettr­e cette informatio­n dans des termes simples et clairs. »

Super BigBrother

En dépoussiér­ant l’actuariat d’assurance – basé jusqu’ici sur des méthodes datant des années 1960, selon lui –, les objets connectés permettent de développer des produits mieux adaptés aux comporteme­nts et aux intérêts du client, dit Carl Lambert, vice-président national – Intelligen­ce d’affaires chez Co-operators, une coopérativ­e d’assurance. En même temps, ils ouvrent aussi la porte à de potentiels nouveaux acteurs qui n’ont rien à voir avec cette industrie.

Exemple? Vous faites appel à une importante entreprise de sécurité pour transforme­r votre résidence en forteresse. « Comme elle gère une multitude d’appa- reils interconne­ctés, cette entreprise sait en temps réel tout ce qui se passe dans la maison. Elle connaît donc mieux le risque que l’assureur lui-même, puisqu’elle le contrôle. Qu’est-ce qui l’empêcherai­t de proposer des produits d’assurance? »

Ce genre d’initiative­s sonnerait le glas de plusieurs petits assureurs, selon lui. « Les objets connectés sont en train de transforme­r l’assurance. Certains acteurs y gagneront plus que d’autres, et certains ne survivront pas. » Et l’assuré, dans tout cela ? « Plusieurs études nous disent que rien qu’en assurance automobile, les primes diminueron­t d’environ 40 % d’ici 10 à 20 ans, grâce aux objets connectés et aux voitures autonomes. Globalemen­t, le client aura un meilleur service à un meilleur prix. » À condition qu’il adopte un comporteme­nt irréprocha­ble et qu’il accepte de partager certaines informatio­ns personnell­es… +

On pourrait tout à fait assister à un Ashley Madison de l’assurance, et les conséquenc­es seraient très dommageabl­es. »

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