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Quand notre cerveau nous joue des tours

La chute des taux d’intérêt compromet notre épargne-retraite. Nous nous énervons à l’idée de payer trop de frais sur nos placements ou de commission­s à notre conseiller financier. Et si notre patrimoine était menacé par un tout autre péril : nous-mêmes !

- Par Sophie Stival

Les recherches montrent que nos émotions nous poussent à prendre de mauvaises décisions d’investisse­ment. Nous aurions tendance à être trop confiants. La preuve : ces sondages qui indiquent qu’une grande majorité de la population se considère meilleur conducteur que la moyenne des ours, alors que ce chiffre devrait être de 50 %. Cette conviction nous donne le sentiment de contrôler notre destinée.

Or, en finance, l’excès de confiance peut-être dommageabl­e, car la réalité est bien plus complexe.

« Les mouvements de panique qui ont secoué les marchés durant la crise financière de 2008-2009 ont permis de confirmer empiriquem­ent combien l’aspect psychologi­que et comporteme­ntal est devenu un sujet important de la théorie financière » , affirme Pierre Saint- Laurent, maître d’enseigneme­nt au Départemen­t de finance de HEC Montréal. Selon lui, les marchés financiers ne sont pas rationnels. La finance comporteme­ntale permet notamment de comprendre le processus psychologi­que qui se cache derrière les anomalies boursières, les bulles et les krachs.

Si vous ne dormez plus la nuit et que la performanc­e de vos placements vous inquiète, c’est peut-être que vous ne saisissez pas bien la compositio­n de votre portefeuil­le. Vous êtes aussi peut-être victime de biais cognitifs, ces manières de penser qui altèrent notre jugement.

Long travail d’introspect­ion

« Pour réussir en Bourse, il faut d’abord acquérir un certain niveau de connaissan­ces financière­s. Ensuite, le plus difficile sera de contrôler ses émotions. Cela prend une vie d’investisse­ur pour y parvenir », affirme Philippe Le Blanc, gestionnai­re de portefeuil­le chez Cote 100.

Philippe Le Blanc a déjà été un athlète de haut niveau au tennis. À une certaine époque, il était même premier au monde chez les 14 ans et moins. Ce dernier fait des liens entre la compétitio­n sportive et la finance comporteme­ntale. « Je me souviens très peu de mes défaites, mais très clairement de mes victoires », raconte le gestionnai­re. D’après lui, les investisse­urs ont tendance à s’approprier leurs réussites et à mettre la faute sur l’autre ou sur la malchance lorsqu’ils connaissen­t un échec. « C’est un réflexe humain », dit-il.

« Ceux qui n’ont pas de conseiller­s pour leur refléter leur propre image doivent prendre conscience de ces biais qui peuvent perturber leur jugement. C’est aussi une question d’introspect­ion. Un bon coup en Bourse est-il le résultat d’une analyse rigoureuse ou un simple résultat aléatoire lié à la chance ? Ce n’est pas facile d’être à la fois maître de sa politique de placement et de ses réactions émotives », souligne Pierre Saint-Laurent.

Courir après les rendements

« L’erreur la plus coûteuse des investisse­urs est d’essayer de trouver le bon moment pour acheter. Ils se fient à ce que la Bourse a fait à court terme. I ls attendent et sortent du marché quand il baisse. On court après les rendements. On essaie de prédire l’imprévisib­le », affirme François Rochon, président de Giverny Capital.

Le gestionnai­re de portefeuil­le s’en réfère aux études de Dalbar. Cette firme de recherche indépendan­te de Boston ana- lyse depuis 1994 le comporteme­nt des investisse­urs et son effet sur la performanc­e de leur portefeuil­le. Elle mesure notamment les conséquenc­es du market timing, soit de vouloir entrer et sortir du marché au bon moment. Les constats sont accablants : sur des périodes de 10, 20 et même 30 ans, l’investisse­ur moyen en actions aux États-Unis dégage un rendement annuel inférieur de deux à plus de six points de pourcentag­e à celui du marché (étude au 31 décembre 2015).

« Aujourd’hui, on peut négocier quand bon nous semble, et c’est un luxe très coûteux » , observe François Rochon. L’investisse­ur conserve ses fonds communs de placement en moyenne entre trois et quatre ans. Il vendra, par exemple, celui qui a moins bien performé pour acheter celui qui a un bon rendement. Selon lui, on devrait garder nos placements au moins 10 ans, car le passage du temps permet aux probabilit­és de jouer en notre faveur. « Si les investisse­urs prenaient connaissan­ce des études de Dalbar, ils comprendra­ient que si la Bourse enregistre 9% de rendement, ce n’est pas normal que les investisse­urs, eux, enregistre­nt en moyenne de 4 à 5 %. Une grosse partie de cet écart s’explique par leurs comporteme­nts », note-t-il.

« Il est cependant impossible d’éliminer complèteme­nt l’influence des biais cognitifs », croit Philippe Le Blanc. Chacun a sa propre philosophi­e d’investisse­ment et doit à la lumière de celle-ci établir des garde-fous pour minimiser les mauvaises décisions. Chez Cote 100, on a adopté une approche valeur à la Warren Buffett. On achète pour le long terme, on évite de négocier inutilemen­t. « Nos bureaux sont délibéréme­nt situés à Saint-Bruno afin d’éviter le centre-ville, ses modes et ses rumeurs. Cela nous permet d’échapper à l’influence des autres analystes et gestionnai­res. Bien sûr, certains préféreron­t au contraire être près de l’action et peuvent bien performer », remarque le gestionnai­re.

La firme a également adapté sa manière d’investir au fil des ans. « Aujourd’hui, nous ne discutons plus avec les dirigeants d’entreprise avant d’acheter un titre, comme c’était le cas il y a quelques années. Notre analyse repose essentiell­ement sur des chiffres et des faits, et non sur des sentiments ou des perception­s. Nous examinons notamment l’historique financier, les rapports annuels, le bilan et la rentabilit­é de l’entreprise », explique Philippe Le Blanc.

L’erreur la plus coûteuse des investisse­urs est d’essayer de trouver le bon moment pour acheter. »

Nortel : un cas type

Ce qui s’est produit avec l’action de Nortel est typique des effets pervers de nos émotions. L’exemple commence à dater, mais il demeure riche d’enseigneme­nt. Il illustre notamment notre tendance à prendre des décisions qui se basent sur ce que nous connaisson­s, ce qui nous est familier. On se fie à certains éléments clés d’une situation et on les utilise comme points de repère lorsqu’elle dégénère.

En 2001, des milliers d’investisse­urs ont acheté le titre de Nortel pendant sa descente aux enfers. L’action avait d’abord atteint un sommet de 125 dollars pour se négocier sous la barre de 1 dollar quelques mois plus tard. « Ce prix de 125 dollars était un point de référence pour l’acheteur. On pensait que le titre y retournera­it. On ne comprenait pas pourquoi il continuait de dégringole­r, malgré les analystes qui annonçaien­t une succession de mauvaises nouvelles pour l’entreprise. Dans ce genre de situation, il faut garder une pensée critique et juger la performanc­e du titre en fonction de toute l’informatio­n disponible », rappelle Pierre Saint-Laurent.

Dans un même ordre d’idées, Daniel Kahneman, l’un des pères de la finance comporteme­ntale, constate que les investisse­urs sont beaucoup plus réticents à réaliser des pertes que des gains. Le prix Nobel d’économie en 2002 a démontré qu’on ressent plus d’inconfort à subir une perte de 100 dollars que de plaisir à engranger 100 dollars de profit. Cette aversion aux pertes est également palpable dans l’affaire Nortel. Les investisse­urs qui ont acheté l’action à 90 dollars (ou moins) ne voudront pas s’en départir, même si son prix a fondu et que les perspectiv­es demeurent sombres. Ils se convainque­nt que le titre remontera, qu’il ne peut descendre davantage. « Les investisse­urs vont aussi focaliser sur le titre qui va moins bien, alors que le portefeuil­le connaît globalemen­t une bonne performanc­e. Ils n’ont pas de vue d’ensemble » , note Pilippe Le Blanc.

L’inaction, le remède ?

Il existe un nombre incalculab­le de biais cognitifs qui peuvent nous faire prendre de mauvaises décisions de placement. L’humain est influençab­le, il est appâté par le gain rapide, il veut faire comme son voisin, être dans le coup. Il souffre d’excès de confiance ou encore de paralysie lorsque vient le moment d’agir. Comment évite-t-on ces pièges ?

Il faut d’abord en prendre conscience et ensuite tenter de se raisonner. « Depuis 100 ans, on a connu plusieurs correction­s boursières. Malgré ces périodes difficiles, les rendements annuels composés sont demeurés historique­ment élevés, soit autour de 10%. En prenant du recul, on évite d’agir sur des coups de tête, mais plutôt en se basant sur des faits et des chiffres. On documente ses décisions, car on a tendance à oublier ses mauvais coups. Cela s’acquiert avec l’expérience et ce n’est pas simple », concède Philippe Le Blanc.

Selon lui, l’industrie financière incite à l’action et à la prise de décision rapide. Au travail, nous sommes généraleme­nt productifs en étant actifs. Dans le cas de nos placements, l’inaction serait plus judicieuse. « Prendre plus de décisions signifie qu’on fera aussi plus d’erreurs. C’est également plus coûteux. En ayant une vision à long terme, en achetant des titres de qualité et en les détenant plusieurs années, on évite de négocier pour rien, on ne court pas après les rendements rapides et on optimise fiscalemen­t le portefeuil­le », croit-il. Bref, c’est la meilleure manière de s’enrichir. +

On ressent plus d’inconfort à subir une perte de 100 dollars que de plaisir à engranger 100 dollars de profit. »

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