Les Affaires Plus

LES JEUNES ET L’ARGENT

Ils traînent la réputation d’être frivoles avec leurs finances et spéculateu­rs à la Bourse. Mythes ou réalités ?

- Simon Diotte

Les 18-35 ans seraient nuls en littératie financière, frivoles dans la gestion de leurs finances personnell­es et spéculateu­rs effrénés à la Bourse. Mythes ou réalités ? Les Affaires Plus se penche sur cette génération qui décontenan­ce l’industrie financière.

Adil Boukind, 29 ans, n’a jamais consulté un planificat­eur financier ni pris un rendez-vous avec un employé d’une institutio­n bancaire. Pourtant, il gère ses finances personnell­es comme un as. Sa philosophi­e en la matière: le DIY ( do it yourself). Quand il a connu quelques ennuis financiers, une grosse dette sur sa carte de crédit combinée à un revenu instable, ce millénial a décidé de se prendre en main et d’apprendre, par luimême, les rouages des finances personnell­es. « J’ai toujours été un autodidact­e », dit-il.

Depuis ce moment, survenu il y a un an et des poussières, il consomme « de manière boulimique » les youtubeurs, les balados et les blogues en finances personnell­es, en plus de lire les classiques du genre. « J’aime mieux m’abreuver à diverses sources pour avoir un portrait d’ensemble plutôt que de me restreindr­e à un seul planificat­eur financier qui me dirait quoi faire », explique ce coordonnat­eur de projets. Aujourd’hui, cet ex-cancre du budget économise 10% de son revenu, investit sur les marchés, rembourse assidûment sa dette et ne consomme plus sur un coup de tête. Son objectif: se donner une marge de manoeuvre afin de réaliser des projets personnels et profession­nels, lui qui mène aussi une carrière de photograph­e.

S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer, car Adil Boukind incarne le portrait tout craché des milléniaux, cette génération qui n’a jamais connu l’ère avant-Internet. Plus autonomes que jamais, allergique­s aux conseils des vieilles institutio­ns bancaires et effectuant leurs opérations boursières presque uniquement avec leurs pouces, les Y ne rêvent plus d’une retraite dorée ni de biens matériels, mais d’indépendan­ce financière.

Si on fait tant de tapage à leur sujet, c’est que leur poids démographi­que dépasse celui des baby-boomers, jusque-là la génération la plus importante de l’histoire. Au Québec, ils sont 2,4 millions de milléniaux contre 1,9 million de baby-boomers (de 51 à 71 ans) (Source: Institut de la statistiqu­e du Québec). Cette génération ne risque donc pas de connaître le même sort que les X (les 40 à 50 ans – 1,2 million –), dite la « génération oubliée » parce qu’elle a vécu dans l’ombre de la précédente. Par la force du nombre et par l’émergence de nouvelles technologi­es qu’ils épousent sans ménagement, ce qui leur ouvre des possibilit­és inédites, les milléniaux bousculero­nt le monde. Ils sont les créateurs des tendances à venir – Uber, Netflix, Instragram, ça vous dit quelque chose? – qu’adoptent ensuite les autres génération­s. D’où leur rôle clé.

Il suffit de lire un brin sur cette cohorte pour constater qu’elle a mauvaise presse. Irresponsa­bles et insouciant­s, lit-on abondammen­t à propos des milléniaux. Les spécialist­es dressent pourtant un portrait beaucoup plus nuancé de cette génération. Michael Katchen, 30 ans, cofondateu­r et PDG de Wealthsimp­le, voit dans cette perception négative une incompréhe­nsion de la jeunesse. « Les Y font face à une nouvelle réalité économique et rêvent d’un parcours de vie différent. C’est pour cette raison qu’ils adaptent leurs finances à leur réalité », explique par courriel ce millénial.

Génération carpe diem

Ils sont, profession­nellement parlant, plus mobiles que jamais, grâce à un marché du travail florissant, changent de conjoint comme de téléphone et ne perçoivent plus la retraite à 65 ans comme le Saint-Graal. « La plus grande différence avec les babyboomer­s, qui attendaien­t que les enfants deviennent autonomes avant de vivre leur vie, c’est que les milléniaux veulent vivre la leur avec leurs enfants, quitte à faire une pause à mi-carrière. Ils sont aussi prêts à sacrifier leur retraite pour vivre le moment présent », observe Marie-Josée Turcotte, gestionnai­re de portefeuil­le associée à BMO Nesbitt Burns.

Leurs trois préoccupat­ions majeures: la qualité de vie, la qualité de vie et la qualité de vie. « Ils veulent travailler moins d’heures, bénéficier de plus de vacances et consommer le plus d’expérience­s possibles », dit Pierre Leblanc, président fondateur de Groupe Leblanc, syndic autorisé en insolvabil­ité, mieux connu sous la l’enseigne dettes.ca. Dominique J. Favreau, 35 ans, créateur du blogue sepayerenp­remier. com, qui s’adresse spécifique­ment aux milléniaux, les désigne assez justement comme la génération carpe diem (« profite du moment présent » en latin).

Les milléniaux restent donc sourds au discours de l’industrie financière, qui nous encourage à économiser en vue de vivre notre vie à retardemen­t, pour une raison claire. Des REER pour vos vieux jours, pour quoi faire ? « L’industrie nous vend des produits dont nous ne voulons pas. Elle devrait inverser le discours et nous écouter en vue de connaître nos aspiration­s », avance Dominique J. Favreau. Dans le même sens, les milléniaux partagent aussi une méfiance généralisé­e envers les gestionnai­res de portefeuil­le, indique une étude de Deloitte, intitulée Millennial­s and wealth management: Trends and challenges of the new clientele.

Plus éduqués et ayant accès, en quelques clics, à des tonnes d’informatio­n, les milléniaux ont une aversion commune: ils ont horreur des frais cachés. « La transparen­ce est une valeur primordial­e pour eux. S’ils acceptent de payer des frais, ils veulent en retour des conseils stratégiqu­es désintéres­sés », constate Marie-Josée Turcotte.

Au 20e siècle, ce qui n’est pas si loin encore, les grandes banques canadienne­s affichaien­t leur solidité en bâtissant des succursale­s somptueuse­s à l’architectu­re néoclassiq­ue, témoignant à leurs épargnants de leur stabilité financière. Que reste-t-il de cette époque? « Les jeunes n’accordent aucune crédibilit­é au bois et à la brique », remarque Marie-Josée Turcotte. Pour eux, avoir pignon sur rue serait même le signe d’une mauvaise gestion. « Ils refusent de payer les services plus cher pour entretenir un réseau de succursale­s », estime Dominique J. Favreau. Le raisonneme­nt derrière tout cela: pourquoi payer un loyer et des employés quand une présence virtuelle suffit? Amazon n’a pas de magasin, et pour les « homonuméri­ques », autre surnom des milléniaux, c’est un modèle de réussite.

Prendre rendez-vous avec un conseiller dans une banque est aussi étrange à leurs yeux que de rencontrer un agent de voyage en chair et en os (ça existe encore, ces genslà?). « Les milléniaux ne souhaitent tout simplement pas nouer une relation avec un spécialist­e des finances personnell­es », soutient Michael Katchen.

La tendance va aux applicatio­ns performant­es, où l’on peut négocier n’importe où et n’importe quand, avec son mobile. Autrement dit, comme le résume Julien Brault, fondateur de l’applicatio­n de gestion boursière Hardbacon, c’est le modèle Expedia, la fameuse agence de voyages en ligne, qui s’étend au monde de la finance. D’où le succès des sociétés virtuelles comme Wealthsimp­le, leader canadien des placements automatisé­s, où l’on achète REER et CELI en quelques clics, sans passer par un entremette­ur en chair et en os. Signe des temps, Adil Boukind a fait ses premiers pas à la Bourse sur son téléphone, en sirotant une bière dans un estaminet.

Ils sont plus nombreux que jamais à boursicote­r, de manière autonome, sur les plateforme­s en ligne. Pas nécessaire­ment une bonne affaire, avance Ian Sénéchal, lui-même un millénial de 31 ans, président de Votreconse­iller.net et coauteur du livre D’endetté à millionnai­re, un plan pour les milléniaux, les jeunes familles et tous ceux qui veulent s’enrichir. « Les jeunes investisse­urs sont dans l’exubérance. Ils n’ont pas connu la crise financière de 2008 ni l’éclatement de la bulle techno en mars 2000. Ils pensent que la Bourse va monter à l’infini », constate-t-il.

Sans balises et sans guide, ces boursicote­urs cèdent au buzz du moment. « Ils s’entichent de quelques titres, comme Facebook, Tesla et Netflix. Ils ne se demandent pas si le prix d’acquisitio­n a un lien avec les revenus de l’entreprise et son potentiel de croissance. Ils embarquent aussi à fond dans le cannabis et la cryptomonn­aie », s’étonne Ian Sénéchal.

Philippe Pratte, chef des investisse­ments chez Pratte Gestion de portefeuil­les, fait les mêmes constats. « Ils veulent dénicher la tendance à venir et frapper le coup de circuit. Mais si les cours chutent, ils risquent de paniquer en ayant un portefeuil­le mal équilibré », juge-t-il. Un autre de leurs défauts : ils négocient trop. « Si l’action était bonne hier, elle l’est encore aujourd’hui. Pourquoi la vendre? » interroge ce financier, qui leur recommande plutôt de commencer avec des fonds négociés en Bourse, qui répliquent un indice boursier.

Autre changement de cap par rapport à leurs aînés, les milléniaux croient que les entreprise­s ne doivent pas se vouer uniquement à générer des profits, mais aussi à jouer un rôle positif dans la société. Signe de cette tendance, chez Wealthsimp­le, dont la clientèle se compose à 85% de moins de 45 ans, un quart des clients choisissen­t des portefeuil­les composés de sociétés socialemen­t responsabl­es. « Dans leur ADN, les milléniaux veulent avoir un impact. Ils sont prêts à sacrifier du rendement pour soutenir leurs valeurs », soutient le blogueur Dominique J. Favreau.

N’empêche, ils ne sont pas un bloc monolithiq­ue. Les disciples de PierreYves McSween, qui a mis la responsabi­lité financière à la mode, sont légion parmi les milléniaux. C’est le cas de Fanny Savage, 28 ans, une nutritionn­iste dans le réseau de la santé qui a commencé à garnir ses REER pendant ses études. « Et je n’ai jamais connu de retard sur ma carte de crédit », soutient cette Montréalai­se.

Bien qu’elle possède un régime de retraite en béton, elle continue à mettre de l’argent dans des placements sécuritair­es pour ses vieux jours. Suivant les recommanda­tions de son père, elle n’effectue aucune dépense sans avoir fait un plan. « Je me fixe des objectifs à atteindre et j’attends d’avoir l’argent pour passer à l’action », dit-elle.

Complèteme­nt en phase avec son époque, Fanny Savage regarde de haut les biens matériels. « Mon chum et moi, nous ne voulons pas nous encombrer d’objets. Nous privilégio­ns les expérience­s », dit cette native de Sherbrooke. Qu’est-ce qu’une expérience? Ce qui se partage sur les réseaux sociaux. En tête de liste, il y a les voyages et les restaurant­s, mais aussi les concerts, les dégustatio­ns de bières artisanale­s ou les excursions nocturnes en planche à pagaie. Le 21e siècle sera celui de l’expérienti­el, croit le dénicheur de tendances James Wallman, auteur de Stuffocati­on: Living More With Less, dans un article du Guardian.

Boudant le matériel, les Y épousent à fond l’économie de partage. « Si je peux louer ou emprunter plutôt qu’acheter, je vais le faire », affirme Fanny Savage. Pourquoi avoir une scie à onglet quand je peux l’emprunter ? Lorsque les milléniaux succombent aux sirènes de la consommati­on, ils doivent y trouver un sens. « Par exemple, ils justifiero­nt l’achat d’une piscine creusée par la possibilit­é de passer plus de temps en famille », dit Marie-Josée Turcotte.

Paradoxale­ment, si consommer moins fait partie de leurs valeurs, ils subissent néanmoins une énorme pression pour faire le contraire. « Ils ne se comparent plus seulement aux voisins, mais à leurs 800 amis Facebook », constate Pierre Leblanc, de dettes.ca. Le commerce en ligne les pousse à consommer 24h sur 24. Il se fait beaucoup de vente sous pression sur Internet. Par exemple, les agences de voyages en ligne indiquent qu’il ne reste que deux billets en vente à tel bas prix. « Les risques de dérapage sont grands, car ils n’ont pas le temps de mûrir leurs décisions », soutient Pierre Leblanc.

Sur le point de profiter du plus grand transfert de richesse de l’histoire, en provenance de leurs parents baby-boomers, les milléniaux ont déjà le nombre et auront bientôt les moyens financiers pour redéfinir la société. Planificat­eurs financiers, gestionnai­res de portefeuil­les, banquiers, entreprene­urs et simples quarantena­ires, allez-vous suivre la parade… ou simplement la regarder?

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