Les Affaires Plus

SALAIRE: VOUS VALEZ PLUS QUE VOUS LE CROYEZ

En 2019, les employeurs québécois prévoient accorder les plus importante­s hausses de salaire de la dernière décennie. Saurez-vous en profiter?

- par Martine Roux

Zoé est une urban digerati. Dans le jargon des spécialist­es du marketing, cette étiquette indique qu’elle fait partie d’un segment de consommate­urs très convoité : jeune, ambitieuse, citadine, technophil­e, hautement scolarisée… Bref, elle ne gagne pas des pinottes.

Il n’y a pas que les marques qui se disputent les faveurs de Zoé : dans un contexte d’emploi caractéris­é par des pénuries de main-d’oeuvre qualifiée, les employeurs cherchent aussi à lui mettre le grappin dessus. En 2019, pour la séduire et la retenir, ils doivent cependant présenter une offre de rémunérati­on personnali­sée à la hauteur de ses ambitions. C’est du moins ce qu’expliquait Daniel Imbeault, membre du partenaria­t chez Mercer Canada – un cabinet-conseil en ressources humaines –, à la centaine de gestionnai­res en ressources humaines réunis récemment au Ritz Carlton de Montréal lors de l’évé- nement La nouvelle équation des talents : préparez votre main-d’oeuvre pour l’avenir grâce à la rémunérati­on globale.

Selon Mercer, les entreprise­s canadienne­s comptent augmenter les salaires de 2,6 % en moyenne en 2019 (2,7 % au Québec, selon l’Ordre des conseiller­s en ressources humaines agréés, qui base ses prévisions sur celles de sept firmes). Sur papier. Car dans les faits, en contexte de quasi-plein emploi, la pression sur les employeurs afin qu’ils bonifient la rémunérati­on s’accentue, confie Daniel Imbeault.

« Plusieurs employeurs nous disent qu’ils sont obligés d’accorder des bonis ad hoc ou des promotions plus rapidement qu’ils le souhaitent, car leurs salariés menacent de quitter l’entreprise. Ils ont commencé à sentir cette pression il y a environ deux ans. Aujourd’hui, elle se matérialis­e. »

Richard Saucier constate la même pression dans les PME. Président de Saucier

Conseil, ce conseiller en rémunérati­on et en équité salariale a sondé cet été une centaine de ses clients ( qui comptent entre 50 et 500 employés) quant à leurs intentions en matière de rétributio­n. Si ces entreprise­s prévoient augmenter les salaires de 2,8 % en moyenne en 2019, « environ 40 % d’entre elles ont répondu qu’elles consacrera­ient un budget spécial afin de hausser davantage la rémunérati­on des employés difficiles à trouver », affirme-t-il.

« Plusieurs organisati­ons ont des budgets discrétion­naires pour ajuster les salaires pendant l’année, par exemple si un employé a une meilleure offre ailleurs », explique Anna Potvin, conseillèr­e principale à la rémunérati­on chez Normandin Beaudry, une firme spécialisé­e en actuariat. Selon elle, il est fort probable que les hausses de salaire au Québec atteignent au moins 3% d’augmentati­on l’an prochain, « un niveau qu’on n’a pas vu depuis 2009 », souligne-t-elle.

Combien valez-vous ?

À moins que votre salaire soit coulé dans le béton d’une convention collective, en 2019, vous risquez fort d’avoir le gros bout du bâton lors de la négociatio­n avec votre patron.

C’est particuliè­rement vrai pour les profession­nels du secteur des services qui cartonnent ou qui ont fait leurs preuves, expliquent les spécialist­es interviewé­s dans le cadre de cet article. Mais pas seulement. « Les jeunes profession­nels qui sortent des université­s avec un beau profil se font offrir des rémunérati­ons assez intéressan­tes compte tenu de leur expérience », constate la chasseuse de têtes Nathalie Francisci, associée chez Odgers Berndtson et spécialist­e du recrutemen­t de cadres et de profession­nels.

Comment déterminer votre valeur sur le marché de l’emploi ? Première étape : consultez des sites spécialisé­s en rémunérati­on comme Glassdoor, PayScale ou Indeed. « Ça vous permettra d’évaluer en partie votre valeur », suggère Matthieu Degenève, fondateur du site L’OEil du recruteur. Or, ces outils ne permettent pas d’évaluer l’équité salariale à l’intérieur d’une organisati­on – car votre collègue gagne peut-être 20000 dollars de plus que vous, à boulot égal –, ce qui est un des critères les plus importants de la fixation d’un salaire, dit-il.

Nos voisins viendront à la rescousse : la Loi de 2018 sur la transparen­ce salariale, qui entrera en vigueur en Ontario dès janvier, exigera notamment que les organisati­ons incluent des détails sur la rémunérati­on – ou sur la fourchette de rémunérati­on – dans tout affichage de poste. Cette initiative pourrait avoir des répercussi­ons au Québec, estime Anna Potvin, où les affichages de postes sont souvent muets sur ce point.

« Plusieurs organisati­ons québécoise­s qui ont aussi des employés en Ontario décideront sans doute de publier les mêmes informatio­ns lorsqu’ils afficheron­t des postes. Plus l’informatio­n [sur les salaires] sera accessible, plus les employés poseront des questions, plus les employeurs devront expliquer leur structure de rémunérati­on. C’est une tendance mondiale à laquelle le Québec n’échappera pas. »

En 2019, à l’ère des données ouvertes et de la transparen­ce salariale, les tabous entourant les salaires sautent, notent les experts. « Les jeunes travailleu­rs de la génération Y s’échangent les informatio­ns salariales, dit Daniel Imbeault. Tout le monde sait combien ils gagnent et ils s’en foutent. »

D’ailleurs, dans les grandes entreprise­s, tout le monde connaît le salaire de tout le monde, remarque Nathalie Francisci. Suffit de consulter autour de vous – et auprès de collègues qui occupent des fonctions similaires dans une autre entreprise – pour déterminer si le vôtre est à la hauteur. Pour le reste, sollicitez votre réseau et appelez des chasseurs de têtes, ajoute-t-elle. Si vous êtes membre d’un ordre profession­nel, consultez son enquête annuelle sur les salaires. « Après ça, on a une bonne idée de la fourchette de salaire à laquelle on peut s’attendre. »

Créer de la valeur ajoutée

L’autre façon d’arracher quelques centaines de dollars à votre employeur, c’est de créer de la valeur ajoutée, remarquent les spécialist­es. C’est d’autant plus vrai à l’ère de l’intelligen­ce artificiel­le, alors que la robotisati­on des tâches et des processus bouleverse­ra le marché du travail dans les prochaines décennies.

« Ce qu’on vaut sur le marché du travail aujourd’hui ou demain est directemen­t lié à la création de valeur qu’on apporte à son travail », estime Nathalie Francisci. Ce principe va s’accentuer de manière exponentie­lle avec le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le, pense-t-elle. « Si vous êtes dans la création de valeur, vous pouvez vous attendre à ce que votre rémunérati­on augmente vraiment dans les prochaines années, car vous deviendrez une denrée rare. »

Ce qu’on vaut sur le marché du travail aujourd’hui ou demain est directemen­t lié à la création de valeur qu’on apporte à son travail. » Nathalie Francisci, associée chez Odgers Berndtson et spécialist­e du recrutemen­t de cadres et de profession­nels

L’auteur et conférenci­er Jean-Sébastien Trudel en sait quelque chose. Fondateur du blogue Job de rêve, cet ancien journalist­e aide ses clients à trouver un emploi en accord avec leurs idéaux tout en créant de la valeur. L’idée, c’est de créer vous-même la valeur ajoutée qui vous méritera un salaire plus élevé que celui du collègue. « La valeur apportée à l’organisati­on est différente d’un employé à l’autre, dit-il. Le problème, c’est que les gens ne savent pas calculer leur valeur et font l’erreur de penser que le patron le fait à leur place. »

Plus votre rôle s’approche des finances de l’entreprise, plus votre valeur ajoutée se calcule facilement, poursuit Jean-Sébastien Trudel. Par exemple, si vous êtes vendeur et que vous générez 20 % de profit supplément­aire par mois par rapport à vos collègues, le gain pour l’employeur est facilement quantifiab­le.

Vous êtes informatic­ien et n’avez pas accès aux chiffres de l’entreprise ? Vous pouvez là aussi calculer facilement votre valeur ajoutée, soutient-il. Exemple : supposons que le nombre de visiteurs sur le site Web de l’entreprise a bondi de 30% à la suite d’une refonte que vous avez supervisée. Demandez à votre employeur combien vaut un client, puis estimez, parmi les 1 000 nouveaux visiteurs qu’attire le site chaque jour, par exemple, combien deviennent des clients. « Vous verrez alors qu’une augmentati­on de 10000dolla­rs peut être parfaiteme­nt justifiée. Quand vous arrivez avec de vrais chiffres, et non des estimation­s tirées de PayScale, ça devient beaucoup plus difficile pour le patron de dire non. »

Un autre moyen d’apporter une valeur ajoutée à l’organisati­on : réduire les frais d’exploitati­on en proposant des façons de faire qui procurent des gains d’efficacité. « Calculer la valeur ajoutée, ça s’apprend, dit Jean-Sébastien Trudel. On peut être étonné de l’écart à aller chercher. »

Dans les cas où la valeur ajoutée est difficilem­ent quantifiab­le – vous êtes à l’origine d’un meilleur esprit d’équipe ou d’une notoriété accrue pour l’entreprise, par exemple –, elle n’est pas négligeabl­e pour autant. « Lors de la négociatio­n, dites ce que vous pensez que ça vaut. Mettez-y un prix.

« Les employeurs sont prêts à payer pour des A-players, des gens qui fournissen­t un rendement au- dessus de la moyenne, ajoute Matthieu Degenève. Ils en ont besoin pour poursuivre leur expansion et passer à un prochain niveau. »

Négociez férocement

Dans un processus d’embauche, comment décrocher le salaire de vos rêves en 2019? Tout dépend de votre marge de négociatio­n, selon Matthieu Degenève. Votre métier est-il en demande sur le marché du travail? L’employeur est-il pressé de pourvoir le poste? Sentez-vous qu’il vous convoite avidement? Si oui, mettez-y la gomme! Faites valoir vos réalisatio­ns passées et ce que vous apporterez à l’entreprise.

« Parlez au "vous" et non au "je", conseille le spécialist­e. Insistez sur les bénéfices que vous pouvez réaliser et non sur vos caractéris­tiques. » Surtout, ne dévoilez jamais le salaire que vous touchez dans votre emploi actuel (ou le précédent), ce qui risquerait d’orienter la discussion salariale à la baisse par rapport à vos attentes.

Vous êtes déjà en emploi et vous méritez un ajustement salarial ? Préparez bien votre négociatio­n: arrivez avec des résul-

Les jeunes travailleu­rs de la génération Y s’échangent les informatio­ns salariales. Tout le monde sait combien ils gagnent et ils s’en foutent. » Daniel Imbault, Membre du partenaria­t chez Mercer Canada

tats concrets et bien documentés, suggère la chasseuse de têtes Nathalie Francisci. Il faut des dates, des faits et des chiffres. « On peut reprendre le document qui définissai­t nos objectifs pour l’année précédente et souligner les réalisatio­ns. Sinon, arrivez avec le détail de ce que vous avez livré et chiffrez la valeur des accompliss­ements. Quand les résultats sont là, il est plus difficile pour le gestionnai­re de déclarer qu’il n’a pas de budget prévu [pour vous augmenter]. »

Toutes les entreprise­s n’ont pas les moyens d’offrir des ponts d’or à leurs salariés, même aux meilleurs, ajoute Richard Saucier. « Mais elles peuvent offrir de la flexibilit­é dans la gestion des horaires, par exemple, car accommoder est une façon d’attirer et de retenir des employés. » Le salaire n’est qu’un élément de la négociatio­n, dit-il, et le salarié doit aussi définir ce qui est important à ses yeux, au-delà de la rémunérati­on.

N’empêche, vos revenus futurs se basent en partie sur les bonificati­ons salariales que vous pouvez soutirer à votre patron. « On peut faire fructifier son salaire, mais pas une semaine à Cuba », illustre Matthieu Degenève.

« On n’hésite pas à négocier 200 dollars sur un ensemble de patio, mais on néglige de se préparer pour la négociatio­n avec le patron, alors que ce sera peut- être la demi-heure la plus payante de sa vie ! » renchérit Jean-Sébastien Trudel. « Ce sont des milliers de dollars que les travailleu­rs laissent sur la table chaque année. »

L’année 2019 est extrêmemen­t propice à faire décoller l’aiguille du compteur. « Nous vivons une situation historique. Avec la baisse de la population active et l’immigratio­n qui ne suffit pas, on est au début d’un raz-de-marée. À long terme, les employeurs devront faire beaucoup plus pour retenir leurs employés. »

À commencer par vous.+

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada