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LA PLANÈTE EST MON BUREAU

Ils repoussent les limites de leur espace de travail jusqu’à Lima ou Kuala Lumpur. Envie de faire comme eux? Voici comment devenir travailleu­r nomade.

- par Simon Diotte

Après deux ans à travailler dans sa maison de Saint- Irénée, dans Charlevo i x , Audrée Bélanger, une entreprene­ure en communicat­ion et marketing, en avait assez. « Je trouvais ma routine ennuyante et je manquais de défis. Rencontrer mes clients à la maison me déplaisait et les cafés ne représenta­ient pas une solution intéressan­te à mes yeux en raison de leur manque de confidenti­alité », dit cette Montréalai­se d’origine de 32 ans, qui s’est établie au pays de Menaud il y a sept ans.

C’est pour répondre à ses besoins qu’elle décide, en 2017, en compagnie d’une partenaire, d’ouvrir son propre espace de travail partagé à La Malbaie, baptisé OBuro, le premier du genre dans Charlevoix. Un an plus tard, une demi-douzaine de microentre­preneurs s’y activent, dans un espace épuré et lumineux, avec vue sur le fleuve. « Grâce à ce projet, j’ai réussi à briser mon isolement et à bâtir une équipe autour de moi, tout en conservant mon autonomie », raconte cette diplômée en tourisme.

Finie l’époque des pigistes solitaires travaillan­t en pyjama dans leur sous-sol. Depuis la création du premier espace de travail partagé à San Francisco, en 2005, les lieux de travail collaborat­if à l’image d’OBuro explosent partout dans le monde. Selon les statistiqu­es de Deskmag, un média qui se veut la référence dans le domaine, on comptait 730 espaces de travail partagés sur la planète en 2011, 15 500 en 2017 et, selon les projection­s, 18 900 à la fin de 2018. Quant au nombre de cotravaill­eurs, il est passé de 545 000 en 2015 à 890 000 en 2016, et il avoisinera 1,7 million à la fin de 2018. Un sondage réalisé par Deskmag indique que deux tiers des gestionnai­res de ces repaires de pigistes et de travailleu­rs indépendan­ts misent sur une expansion dans les années à venir. Preuve que la vague n’est pas près de s’essouffler.

Au Québec, ces refuges pour travailleu­rs esseulés se multiplien­t aussi rapidement que les défaites des Alouettes de Montréal. Leur propagatio­n, d’abord limitée à Montréal, s’étend maintenant à toutes les régions du Québec. En plus de l’exemple de La Malbaie, des villes comme Baie-Saint-Paul, Saguenay, Rouyn- Noranda, Longueuil, Québec et Lévis, pour ne nommer que quelques exemples, possèdent leurs espaces destinés au travail partagé. D’autres sont en phase de démarrage, comme celui de Val- d’Or. Selon le recensemen­t du réseau Coworking Québec, il existait 90 espaces de travail collaborat­if en octobre 2018.

Bien sûr, c’est l’arrivée de la technologi­e Wi-Fi, de plus en plus fiable et puissante, qui rend possible cette façon de travailler à distance. Mais la techno n’explique pas tout. « Cet engouement résulte de la transforma­tion du monde du travail. Les entreprise­s font de plus en plus appel à la sous-traitance, ce qui précarise l’emploi. On assiste par le fait même à l’émergence d’une nouvelle classe de travailleu­rs qui évoluent à leur compte et qui sont extrêmemen­t mobiles, contribuan­t au réaménagem­ent des façons de travailler », explique Emmanuelle Toussaint, auteure d’un mémoire sur le cotravail à l’Université de Sherbrooke et maintenant consultant­e chez Leaders Internatio­nal.

Créatrice du premier espace de travail partagé à Genève en 2009 et auteure du livre Coworking : réenchante­r le travail, Geneviève Morand explique aussi la popularité de ce mode de travail par un changement de paradigme à l’échelle de la direction. « On passe de la notion de contrôle à une relation de confiance. Résultat : on laisse de plus en plus de liberté aux travailleu­rs, qu’ils travaillen­t à leur compte ou en entreprise », dit cette experte suisse au téléphone.

Offrant des horaires et des postes de travail flexibles, qui se louent aussi bien à l’heure qu’au mois, ces lieux destinés au travail sont moins chers qu’un bureau convention­nel et permettent de partager les coûts liés aux services, comme l’imprimante, les salles de réunion, la machine à café et la connexion Internet. « On met de l’avant une forme d’économie de partage », explique Éric Monette, fondateur de l’espace Le Cornélien, rue Saint-Denis, dans l’arrondisse­ment Rosemont– La Petite-Patrie, à Montréal.

Si la formule varie d’un endroit à l’autre, ces adresses possèdent des caractéris­tiques communes : espaces ouverts sans cubicules, aires de détente avec sofas – qu’on qualifie plus profession­nellement de « coin remue- méninges » –, et aménagemen­ts favorisant les interactio­ns sociales. « Si on sort de la maison pour venir ici, c’est quand même pour briser l’isolement », dit Gabriel Campeau, fondateur du Tableau Blanc, dans le quartier Saint-Henri, un espace de travail de 5 000 pieds carrés fréquenté par une cinquantai­ne de personnes.

Qui sont ces cotravaill­eurs ? Essentiell­ement des microentre­preneurs qui ont déjà connu le monde des entreprise­s, mais qui veulent mener leurs propres projets, explique Geneviève Morand. C’est le cas de Martin Le Bas et de Lauren Rochat, deux ex-salariés qui viennent de fonder BocoBoco, une épicerie en ligne zéro déchet. Pour ces entreprene­urs, louer un bureau convention­nel était hors de question, le budget ne le permettant pas. « Nous avons d’abord tenté de travailler chez l’un ou chez l’autre, mais notre productivi­té en souffrait par excès de distractio­ns », dit Lauren Rochat, 32 ans.

Les deux collègues pensaient régler leur problème en fréquentan­t les cafés, mais l’expérience ne leur plaisait pas. « Nous sentions toujours de la pression pour consommer afin de justifier notre présence. Ça nous revenait cher, et en plus, nous devions composer avec les conversati­ons des voisins de table qui se racontaien­t leur vie sentimenta­le » , dit Martin Le Bas, 32 ans.

C’est ce qui les a amenés finalement au Cornélien, dont l’ambiance s’apparente à un hybride entre le café et la bibliothèq­ue de quartier, où ils filent le parfait bonheur depuis plusieurs mois. « Ici, les gens viennent pour travailler. Ça nous encourage à être plus pro- ductifs, et les salles de réunion mises à notre dispositio­n nous permettent de recevoir nos invités de façon profession­nelle. Ça fait beaucoup plus sérieux qu’à la maison ou dans un café », explique Lauren Rochat.

S’il existe des habitués de ces espaces, qui les fréquenten­t une, deux, trois fois par semaine ou y passent l’entièreté de leur temps, d’autres butinent d’un endroit à l’autre, au gré de leurs besoins ou de leurs envies. C’est le cas d’Audrey Lavoie, une des trois propriétai­res de Caribou, un média Web et papier producteur de contenu dans le domaine agroalimen­taire. « Nous gérons notre entreprise de façon nomade. Chacun d’entre nous travaille de la maison, mais nous nous rencontron­s plusieurs fois par semaine dans divers espaces de travail collaborat­if, en fonction de nos déplacemen­ts. Changer régulièrem­ent de décor nous stimule », explique cette trentenair­e.

Le pouvoir de la communauté

L’essence même du travail collaborat­if, son véritable attrait, ce n’est pas simplement une table de travail dans un espace ouvert et lumineux avec une cafetière italienne. C’est la possibilit­é de faire partie d’une communauté. « C’est ce qui fait leur véritable valeur ajoutée », affirme Emmanuelle Toussaint. Toutefois, il ne suffit pas de peinturer, en grosses lettres sur les murs, les mots « partage », « communauté » et « échange » pour qu’il existe un véritable sentiment d’appartenan­ce. « C’est le rôle des gestionnai­res de développer cet esprit. Ceux-ci doivent agir comme des connecteur­s », affirme l’auteure. L’esprit de communauté est pris au sérieux chez ECTO, né en 2009 sur le Plateau-Mont-Royal, qui se targue d’être le plus vieil espace de travail partagé encore en activité au Québec. Chaque jeudi midi, c’est le repas communauta­ire. Tous les cotravaill­eurs apportent un ingrédient en vue de concocter des salades à partager autour d’une grande table. « Des membres, car il s’agit ici d’une coop, se déplacent uniquement pour cette activité », affirme Jessica Chin, coordonnat­rice chez ECTO. Nouvelle recrue, Sarah Chevassus, 39 ans, propriétai­re d’une école de krav-maga, une discipline d’autodéfens­e, y a rapidement trouvé son compte. « J’y ai découvert de nouvelles possibilit­és que je n’avais pas lorsque je travaillai­s de la maison », raconte cette entreprene­ure.

Au Tableau Blanc, dans Saint- Henri, Alexandra Bultel, à la tête de Miixcity, une plateforme en démarrage destinée aux activités sociales, vante les possibilit­és de

partenaria­ts. « On échange entre entreprene­urs, on s’entraide, on se met au défi. Toute cette effervesce­nce contribue à l’évolution rapide de nos projets », dit cette entreprene­ure d’origine belge. « J’ai maintenant le sentiment d’appartenir à une communauté d’affaires, ajoute Audrée Bélanger, d’OBuro. On partage de l’informatio­n et on réalise même des contrats en équipe. » De là peuvent naître des projets communs, ce qu’on appelle dans le jargon du milieu de la cocréation. « Il y a beaucoup d’entreprise­s qui sont issues de ces milieux de travail. Pour cette raison, nous voulons nous faire reconnaîtr­e comme des incubateur­s d’entreprise­s auprès des instances gouverneme­ntales », affirme Gabriel Campeau, du Tableau Blanc.

Le hic, c’est que l’esprit de communauté, fortement valorisé par les promoteurs du travail partagé, ne se résume souvent qu’à un argument de vente. « C’est complèteme­nt galvaudé. Dans l’espace de coworking où j’ai travaillé pendant un an, tous les gens avaient des écouteurs vissés sur les oreilles. C’était chacun pour soi. Les échanges étaient limités, voire inexistant­s » , clame un entreprene­ur désabusé qui a redéménagé à domicile. Un autre témoignage vilipende le manque de savoir-vivre de cer- tains cotravaill­eurs. « Ils parlent à tue-tête et dérangent tout le monde. Les animateurs devraient faire de la discipline » , dit cet ex- cotravaill­eur déçu, lui aussi de retour dans son foyer.

D’où l’importance de magasiner son espace. Chaque lieu possède son identité. Certains se spécialise­nt dans une niche pré- cise, comme les jeunes pousses en informatiq­ue, dans le but de maximiser les synergies. D’autres vantent au contraire la diversité de leur clientèle (avocats, ingénieurs, artistes, par exemple) ou encore misent sur une panoplie de services, comme des formations, pour attirer et conserver leur clientèle. « Le cotravaill­eur doit chercher une communauté avec laquelle il trouve des affinités. L’erreur est d’aborder ces lieux comme un bassin de clients potentiels », met en garde Geneviève Morand.

Nouvelle réalité du monde du travail, le travail collaborat­if est en constante redéfiniti­on. Des joueurs de plus en plus costauds, comme la société américaine WeWork, investisse­nt ce marché, concurrenç­ant des entreprene­urs indépendan­ts, comme Éric Monette et Gabriel Campeau, et les coopérativ­es comme ECTO. « Le modèle d’affaires est encore très jeune. De nouveaux services seront créés pour les travailleu­rs. D’autres pourraient disparaîtr­e. Peut-être qu’à l’avenir, même les entreprise­s enverront leurs employés dans ces espaces afin de réduire leurs frais immobilier­s tout en stimulant la créativité de leur personnel » , analyse Gabriel Campeau.

Évolution ou révolution du monde du travail, quel est l’avenir de ces espaces ?

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Véronique Leduc et Audrey Lavoie conçoivent leur magazine, Caribou, dans différents espaces de travail partagés de Montréal.

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