Les Affaires

« Après l’activisme, les entreprene­urs sociaux amorcent l’ère de la collaborat­ion »

– Sally Osberg,

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | diane_berard

Personnali­té internatio­nale —

DIANE BÉRARD – Le Skoll World Forum on Social Entreprene­urship en est à sa 13e édition. Le secteur semble atteindre un point de bascule. Racontez-nous. SALLY OSBERG –

Les entreprise­s sociales sont créées dans le but de résoudre des problèmes sociaux ou environnem­entaux. Pour y arriver, elles doivent proposer des solutions adaptées à la taille des problèmes auxquels elles s’attaquent. D’où la nécessité de passer à un autre niveau. Les 1 000 participan­ts de notre 13e édition ont beaucoup parlé de stratégies de croissance. Des modèles qui ont de l’impact et de ceux qui en ont moins. Ils ont déterminé les obstacles, formels et informels, qui empêchent ou ralentisse­nt la croissance des entreprise­s sociales.

D.B. – On sent un nouveau regard critique, une sorte de maturité du secteur... S.O. –

Je parlerais d’humilité. Les problèmes auxquels s’attaquent les entreprene­urs sociaux sont souvent systémique­s. Pour trouver des solutions, il faut comprendre le système qui les a fait naître et qui les perpétue. Reconnaîtr­e cette complexité force ces entreprene­urs à se montrer plus stratégiqu­es dans le choix de leurs méthodes et de leurs partenaire­s ainsi que dans la nature de leurs relations avec les gouverneme­nts et le secteur privé.

D.B. – Certains participan­ts ont évoqué la « businessis­ation » du secteur de l’entreprene­uriat social. Que faut-il en penser? S.O. –

Pour moi, il y a « businessis­ation » et monétisati­on. Dans les deux cas, ce peut être positif ou négatif, selon l’intention finale. Comme je la comprends, la « businessis­ation » consistera­it à adopter certains principes de gestion du secteur privé. Entre autres, la satisfacti­on des besoins des clients. Et la conscience que ces clients ont le choix. Ce n’est pas parce qu’une entreprise s’attaque à un problème social qu’elle doit traiter l’utilisateu­r comme s’il n’avait aucun autre choix que de consommer son produit ou son service. Vue ainsi, la « businessis­ation » de l’entreprene­uriat social est positive. La monétisati­on, c’est le désir de générer un revenu suffisant pour permettre de durer et d’étendre son impact. La « businessis­ation » et la monétisati­on des entreprise­s sociales sont positives lorsque la finalité n’est pas de générer des revenus, mais d’accroître l’impact.

D.B. – On a parfois l’impression que la vraie place de l’entreprene­uriat social se trouve dans les pays émergents. Quel rôle joue-t-il dans les pays développés? S.O. –

Il joue un rôle essentiel. Le système de santé américain, par exemple, est très inégalitai­re. Plusieurs entreprene­urs sociaux s’affairent à aligner les services sociaux et de santé afin que les pauvres aient accès à des services lorsqu’ils sont malades, mais aussi à des services qui les empêchent de tomber malades. Le secteur de l’éducation, lui, a des failles dans tous les pays avancés. Tout comme l’accès aux services juridiques et l’intégratio­n des immigrants. Ce ne sont pas les occasions qui manquent pour les entreprene­urs sociaux.

D.B. – La distinctio­n entre les entreprise­s traditionn­elles et les entreprise­s sociales subsistera-t-elle? Comment ces univers évolueront-ils, selon vous? S.O. –

Les entreprise­s traditionn­elles subissent des incitatifs concrets pour adopter un comporteme­nt environnem­ental responsabl­e. C’est bon pour leurs affaires de se pencher sur leur consommati­on d’eau, par exemple. Ou d’évaluer les risques que pose l’empreinte carbone de leur chaîne d’approvisio­nnement. C’est moins une question de responsabi­lité sociale qu’un enjeu de croissance et de pérennité. La réglementa­tion n’ira pas en diminuant. Ni les demandes de transparen­ce et d’imputabili­té. Les entreprene­urs sociaux, quant à eux, visent moins à critiquer le secteur privé et davantage à l’influencer et à le rallier. Ils désirent des partenaria­ts pour mieux rejoindre certaines clientèles ou atteindre leur mission. Bref, les entreprene­urs sociaux veulent débloquer le potentiel d’impact social et environnem­ental inexploité du secteur privé. On amorce une nouvelle ère. Après l’activisme, c’est le moment de la collaborat­ion.

D.B. – Vous évoquez la nécessité de débloquer le potentiel d’impact social et environnem­ental inexploité du secteur privé. De quoi s’agit-il? S.O. –

Laissez-moi vous parler de l’engagement d’Unilever dans la pêche durable. Unilever est un des plus importants acheteurs de poissons du monde. Après l’effondreme­nt de l’industrie de la morue au Canada dans les années 1990, Unilever a constaté qu’elle se dirigeait vers une pénurie de morue si rien n’était fait. Et qu’elle avait un rôle à jouer dans la transition de l’industrie de la pêche. Elle a donc collaboré avec l’ONG Marine Stewardshi­p Council à l’implantati­on de pratiques durables.

D.B. – Et c’est le rôle des entreprene­urs sociaux de débloquer ce potentiel? S.O. –

Oui, les entreprene­urs sociaux sont des catalyseur­s et des facilitate­urs.

D.B. – Quels leviers possèdent-ils pour convaincre le secteur privé d’accroître son impact social ou environnem­ental? S.O.

– Pour l’instant, le levier le plus prometteur me semble la gestion de risque. Les entreprene­urs sociaux contribuen­t à réduire le risque des entreprise­s traditionn­elles. En s’associant à celles-ci, ils les aident à augmenter leur impact social et environnem­ental, donc à réduire leur risque de réputation, leur risque financier, leur risque légal, etc. Et l’angle d’approche des entreprene­urs sociaux n’est pas de montrer du doigt, de dénoncer le comporteme­nt du secteur privé. Ils proposent plutôt leur expertise.

D.B. – Parlez-nous du cas de la fabricatio­n de tapis en Inde. S.O. –

Le détaillant américain Target travaille avec l’ONG GoodWeave pour s’assurer que tous les tapis vendus dans ses magasins n’ont pas été fabriqués par des enfants. Target ne sous-traite qu’à des manufactur­iers qui ont été certifiés par GoodWeave. Seule, Target n’y serait jamais arrivée. Elle avait besoin de l’expertise de GoodWeave.

D.B. – Quelle est à votre avis la contributi­on la plus importante de l’entreprene­uriat social? S.O. –

Il remet en question le paradigme voulant qu’une organisati­on puisse durer en reposant uniquement sur la quête du profit. Cette profitabil­ité sera compromise à moyen et à long terme si l’organisati­on ne se soucie pas d’enjeux sociaux et environnem­entaux. Et si elle n’en tient pas compte dans son processus de production et sa chaîne d’approvisio­nnement.

D.B. – Peut-on imaginer la disparitio­n de l’étiquette « entreprene­ur social », puisque toutes les entreprise­s auront une mission sociale? S.O. –

Pas tout de suite; le secteur privé est vaste. Il comporte des acteurs disparates. Certains s’adaptent plus vite que d’autres.

D.B. – Le but ultime d’un entreprene­ur social devrait être de fermer boutique parce que le problème auquel il s’est attaqué a été résolu. L’entreprene­uriat social est-il une phase? S.O. –

L’entreprise elle-même est une création plutôt récente. Et je trouve qu’elle évolue assez rapidement. Je m’inquiète bien plus du rythme d’adaptation du gouverneme­nt aux problémati­ques sociales et environnem­entales.

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