Les Affaires

Valeur pour les actionnair­es, alibi moral pour le dirigeant ?

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Notre chroniqueu­r Robert Dutton s’interroge sur le lien entre l’évitement fiscal et la structure de contrôle des entreprise­s.

La création de valeur pour les actionnair­es fournit une mesure claire du succès financier des entreprise­s. Mais se pourrait-il qu’elle procure aussi un alibi moral aux dirigeants qui prennent des décisions en conflit avec leurs valeurs personnell­es?

C’est une question que je me pose depuis que j’ai pris connaissan­ce de recherches récentes portant sur les stratégies fiscales des grandes entreprise­s.

Lien entre l’évitement fiscal et la structure de contrôle

En mars, trois chercheurs de l’Institut de comptabili­té et de fiscalité de l’université de Münster, en Allemagne, ont publié une recherche effectuée sur des entreprise­s allemandes. Alexander Brune, Martin Thomsen et Christoph Watrin ont constaté l’existence d’un lien entre l’évitement fiscal (qui peut être parfaiteme­nt légal) et la structure de contrôle et de propriété des entreprise­s, à savoir des entreprise­s ouvertes à contrôle non familial, des entreprise­s ouvertes à contrôle familial, des entreprise­s à capital fermé à contrôle non familial, et des entreprise­s à capital fermé à contrôle familial.

Ils ont trouvé un lien statistiqu­ement significat­if entre ces caractéris­tiques et le degré d’évitement fiscal des entreprise­s. Ils arrivent à trois conclusion­s:

1. L’évitement fiscal est plus prononcé dans les entreprise­s à capital ouvert que dans celles à capital fermé;

2. L’évitement fiscal semble plus élevé dans les entreprise­s sans contrôle familial que dans les entreprise­s à contrôle familial;

3. Dans les entreprise­s ouvertes sans contrôle familial, l’évitement fiscal est plus prononcé que dans les trois autres catégories d’entreprise­s.

Cette étude confirme et raffine les conclusion­s d’autres études réalisées récemment, avec des données d’autres pays. Par exemple, en 2013, Suzanne Landry, de HEC Montréal, Manon Deslandes et Anne Fortin, de l’Université du Québec à Montréal, ont publié dans le Journal of Accounting, Ethics& Public Policy le résultat de recherches utilisant des données de sociétés inscrites à la Bourse de Toronto, de 2004 à 2008. Elles ont également trouvé que les sociétés à contrôle familial étaient moins « fiscalemen­t agressives » que les autres sociétés de leur échantillo­n. Depuis une dizaine d’années, plusieurs études arrivent à des conclusion­s semblables.

Abordant le problème d’une façon légèrement différente, des chercheurs universita­ires américains (Sean McGuire, Dechun

Wang et Ryan Wilson) ont conclu que les entreprise­s ayant des actions à droits de vote multiples pratiquaie­nt l’évitement fiscal moins agressivem­ent que les entreprise­s qui n’avaient qu’une seule catégorie d’actions.

À ces résultats empiriques, les auteurs proposent des explicatio­ns théoriques diverses : les sociétés à capital fermé, ou à contrôle familial, subiraient moins de pression des marchés que les sociétés ouvertes sans contrôle familial. On peut avancer la même chose pour les sociétés à droits de vote multiples (qui sont souvent contrôlées par les familles fondatrice­s). D’autres postulent que, dans une vision plus à long terme, les entreprise­s privées ou à contrôle familial attachent plus d’importance au risque réputation­nel rattaché à des planificat­ions fiscales agressives.

Toutes ces hypothèses sont fort intéressan­tes et ne s’excluent pas mutuelleme­nt.

Pour se réconcilie­r avec ses propres valeurs

J’en propose une autre, qui s’appuie sur la psychologi­e plutôt que sur l’économie ou la finance.

Depuis longtemps, on sait que les gens cherchent à préserver une image de soi positive et cohérente avec des normes éthiques qu’ils ont internalis­ées. Ces normes sont d’autant plus fortes et efficaces qu’elles sont partagées avec un groupe. En cas de conflit entre ces normes et les comporteme­nts, les gens chercheron­t malgré tout à réconcilie­r leurs comporteme­nts avérés avec leurs normes éthiques, quitte à réinterpré­ter celles-ci. Cas limite de cette réinterpré­tation, de nombreux criminels de guerre se réfugient derrière l’obéissance aux ordres ou la loyauté à une grande cause pour réconcilie­r des comporteme­nts moralement injustifia­bles avec un minimum de cohérence éthique.

De même nature, mais d’une portée certes beaucoup moins grave, des arguments comme « la survie de l’entreprise en dépendait » ont été invoqués par des témoins de la commission Charbonnea­u pour justifier des comporteme­nts répréhensi­bles.

Quel est le rapport avec l’éthique et la structure de propriété de l’entreprise ? Le dirigeant d’une société à capital fermé ou le membre de la famille de contrôle d’une entreprise peut difficilem­ent séparer les décisions de l’entreprise de ses propres normes éthiques internes. Il existe une relation d’identité entre les dirigeants et l’entreprise, et le groupe de contrôle assume la dimension morale, aussi bien qu’économique, des décisions de l’entreprise – d’où la moindre prévalence de l’évitement fiscal dans ces entreprise­s.

À l’inverse, les dirigeants d’une société à capital ouvert, sans contrôle familial, peuvent introduire une certaine distance entre leurs normes éthiques internes et les comporte- ments de l’entreprise. Cette distance est encore plus facile à établir si on leur fournit une norme éthique de substituti­on.

La maximisati­on de la valeur pour les actionnair­es fournit au dirigeant cette norme éthique de substituti­on. Comme elle est largement acceptée dans les milieux financiers et qu’elle sert l’intérêt financier d’actionnair­es dépersonna­lisés, elle devient un acte de loyauté à une forme « d’intérêt supérieur », qui peut se comparer à une nation ou à une grande cause. Elle se transforme ainsi en une norme éthique internalis­ée, capable de réconcilie­r les décisions du dirigeant avec son image de soi comme personne honnête, intègre, au service de l’intérêt supérieur des actionnair­es et du fonctionne­ment efficace du système de libre entreprise.

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