Les Affaires

C’est toute l’économie du partage qu’il faut s’assurer d’encadrer

- Jean-Paul Gagné jean-paul.gagne@tc.tc Chroniqueu­r | @ gagnejp

La controvers­e créée par l’entrée cavalière d’Uber dans l’industrie du taxi a éveillé l’attention des citoyens sur certains enjeux propres à l’économie du partage.

Or, cette saga pourrait n’être que le commenceme­nt du débat de société qui surgira lorsque d’autres applicatio­ns transactio­nnelles sur téléphones intelligen­ts prendront de l’ampleur dans d’autres secteurs. Par exemple, ce pourrait n’être qu’une question de temps avant que des services de santé ou juridiques soient offerts à monsieur et madame Tout-le-Monde par l’intermédia­ire de ces nouvelles technologi­es numériques transactio­nnelles, sans l’intermédia­ire de profession­nels reconnus.

Avec son applicatio­n UberX, Uber a introduit une innovation de rupture, un concept formulé par le professeur Clayton Christense­n de l’université Harvard, qui a le potentiel de transforme­r radicaleme­nt l’industrie du taxi.

Cette industrie est fondée sur la gestion de l’offre. Pour permettre à des chauffeurs de taxi de gagner raisonnabl­ement leur vie et d’offrir un service raisonnabl­e à la population, les pouvoirs publics limitent le nombre de permis et fixent les tarifs. Comme dans tout monopole, ce système génère un bon nombre d’inefficaci­tés. Les permis valent cher (environ 200 000 $ à Montréal et à Québec), ce qui se reflète dans les tarifs. La qualité du service laisse souvent à désirer.

À l’opposé, Uber accrédite des propriétai­res de voitures qui sont évalués par les clients en fonction du service rendu. Les clients rejoignent Uber grâce à leur téléphone intelligen­t, qui leur permet aussi de payer la course. Le tarif est fixé par Uber et varie selon l’offre et la demande. Uber fonctionne sans permis et à l’abri de l’impôt.

Si on ne réglemente pas Uber, son modèle d’entreprise a la capacité de détruire l’industrie traditionn­elle du taxi. Ultimement, Uber deviendrai­t un autre monopole et se trouverait en position d’exploiter les chauffeurs, hausserait les tarifs et deviendrai­t moins rigoureux en matière de sécurité. L’entreprise pourrait même étendre son concept de transport de passagers à la livraison de divers produits.

Il faut également être conscient qu’Uber bâtit graduellem­ent une énorme banque de renseignem­ents personnels (numéros de cartes de crédit, déplacemen­ts des clients, etc.), ce qui présente des risques en matière de sécurité des données et de la protection de la vie privée.

Autre source d’inquiétude, Uber est une mauvaise entreprise citoyenne. Structurée de façon à éviter l’impôt et à faciliter le travail au noir de ses chauffeurs, Uber mine l’assiette fiscale des juridictio­ns où elle s’installe, ce qui signifie que l’État doit compter sur les autres travailleu­rs et les autres entreprise­s pour financer les services offerts à la population.

Uber dérange et fait peur. Alors que certaines villes ont interdit le service et que d’autres ont cherché à réglemente­r sa façon de fonctionne­r, le gouverneme­nt du Québec a décidé d’imposer des conditions très limitative­s en ce qui concerne la portée de son modèle d’entreprise. Un tel encadremen­t ne signifie pas un rejet de l’innovation.

Par contre, il revient à l’État de s’assurer que l’introducti­on de technologi­es de rupture dans les marchés telles que celle d’Uber et d’autres, ne se fasse pas dans l’anarchie, et que leurs effets pervers sur les citoyens soient minimisés. D’où le besoin d’une stratégie nationale qui encadrerai­t la prestation des services associés à l’économie du partage et à la gestion de leurs impacts.

Les éléments d’une stratégie

Plusieurs enjeux sont associés à l’utilisatio­n de ces nouvelles technologi­es numériques. Ne serait-il pas pertinent, pour y voir plus clair et pour ne pas être pris de court par une plus grande ubérisatio­n (le terme est de Maurice Lévy, de Publicis) de l’économie, de prendre certaines mesures préventive­s, telles que :

Dresser un inventaire complet des sociétés et des applicatio­ns numériques liées à cette nouvelle façon de faire des affaires, qualifiée de New Deal du 21e siècle par Deloitte;

Évaluer les impacts sociaux, économique­s, fiscaux (évitement) et juridiques (réglementa­tion du travail) de ces nouvelles façons de faire;

Créer un cadre scientifiq­ue de gestion éthique des renseignem­ents sur les citoyens dans le but d’assurer la sécurité de ces données;

Développer un système de vérificati­on de l’identité des fournisseu­rs et des clients de ces technologi­es transactio­nnelles de façon à détecter les personnes présentant un risque pour les clientèles vulnérable­s (services financiers, services à domicile de différente nature);

Prévoir des protection­s d’assurance contre les risques associés à ces services;

Envisager une certificat­ion des sociétés et des personnes offrant ces nouveaux services.

À part quelques initiative­s qui visent à encadrer la location de maisons par Airbnb et le transport de passagers par Uber, l’État a très peu fait pour clarifier les enjeux associés au déploiemen­t de ces technologi­es. Il ferait preuve de clairvoyan­ce en amorçant une réflexion sur leur appropriat­ion et leurs impacts sur notre société.

L’État ferait preuve de clairvoyan­ce en amorçant une réflexion sur l’appropriat­ion des technologi­es numériques et sur leurs impacts sur notre société.

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