Les Affaires

Des leçons à tirer de la vie d’Andrew Grove

- Expert invité Philippe Le Blanc

Andrew S. Grove, décédé à la fin de mars en Californie, est peut-être inconnu de plusieurs lecteurs, bien qu’ils aient sans doute chaque jour un contact indirect avec lui. Il est en effet un des fondateurs d’Intel, dont il a longtemps été président, un des pionniers et, encore aujourd’hui, un leader de l’industrie des microproce­sseurs. Le succès qu’a connu l’entreprise dans les années 1980 et 1990 a en quelque sorte permis à l’industrie informatiq­ue de se développer à la vitesse grand V. Si les technologi­es de l’informatio­n et Internet sont omniprésen­ts aujourd’hui, c’est en partie grâce à Intel et à Andrew Grove. Les microproce­sseurs d’Intel se retrouvent non seulement dans les ordinateur­s, mais aussi dans des produits électroniq­ues variés, dont les téléphones intelligen­ts, les caméras numériques et les appareils ménagers.

Jusqu’à récemment, je ne connaissai­s Andrew Grove que de réputation. Toutefois, la lecture récente de quelques articles portant sur lui et surtout celle d’un des livres qu’il a écrits m’en ont appris beaucoup plus à propos de cet homme d’exception. Je viens de lire High Output Management, qu’il a écrit en 1983 afin de transmettr­e ses connaissan­ces en matière de gestion d’une entreprise. M. Grove a aussi publié en 1996 un ouvrage intitulé Only the Paranoid Survive, devenu un best-seller et dans lequel il explique comment une entreprise peut s’adapter à des changement­s radicaux survenus dans son secteur.

Andrew Grove incarne en quelque sorte le rêve américain. Il est né en 1936 à Budapest, en Hongrie, d’une famille juive d’origine modeste. Il survit à l’holocauste. Puis, en 1957, après l’invasion de son pays par l’URSS, il s’exile pour se réfugier aux États-Unis, sans le sou et parlant peu l’anglais. Après avoir obtenu une maîtrise en génie chimique en 1960, il travaille d’abord chez Fairchild Semiconduc­tor, qu’il quitte en 1968 pour participer à l’émergence de la société Intel.

1 L’importance de prendre du recul Intel a d’abord connu le succès en fabriquant des puces de mémoire DRAM. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, des sociétés japonaises commencent à inonder le marché avec des produits de qualité à moindre coût et à sérieuseme­nt remettre en question le leadership d’Intel. Bien qu’Intel fabrique également des microproce­sseurs à cette époque, la majeure partie de ses activités est liée à la mise au point de puces de mémoire. Dans une interview accordée au magazine Wired en 2001, M. Grove déclarait qu’il considérai­t alors la fabricatio­n de microproce­sseurs comme « une nuisance ». C’est à ce moment que lui et ses associés ont pris la décision de sortir du marché de la mémoire afin de se concentrer sur celui des microproce­sseurs.

Cette décision, qui s’est révélée critique, explique le succès qu’a connu Intel dans les années qui ont suivi. Sur le plan de la gestion, il est très intéressan­t de voir comment Grove et ses associés en sont venus à la prendre. Apparemmen­t, au milieu des années 1980, Grove était en discussion avec un de ses associés concernant la direction stratégiqu­e que devait prendre Intel. Après de longues délibérati­ons, il aurait dit: « Faisons une chose: sortons de mon bureau et revenons-y comme de nouveaux gestionnai­res, qui n’auraient aucun attachemen­t aux puces de mémoire et qui évalueraie­nt la situation avec un regard neuf. [« Faisons en quelque sorte un “reboot” en appuyant sur les touches “CTRLALT-Delete” ! Selon toi, quelle décision ces gestionnai­res prendraien­t-ils? »] La suite fait partie de l’histoire.

Les décisions qu’un investisse­ur doit prendre au sujet d’un titre qu’il possède sont souvent difficiles en raison de son attachemen­t émotionnel à ce titre. Combien d’investisse­urs n’ont jamais pu vendre leurs actions de Bombardier ou de Nortel pour cette raison? L’exemple de Grove est riche d’enseigneme­nt. Devant une décision qui nous crève le coeur, demandonsn­ous ce qu’un autre investisse­ur qui évaluerait la situation objectivem­ent ferait à notre place.

2 Tout est dans la productivi­té M. Grove était un « gars de production » dans l’âme. Il a été responsabl­e de la production d’Intel dès ses débuts, et cette prédilecti­on ne l’a jamais quitté. Il estime qu’il faut considérer tout processus comme en étant un de production, pas seulement la production physique, mais tout autre processus. Que ce soit la production de journaux, de déjeuners dans un restaurant ou… de titres boursiers qu’un investisse­ur pourrait acheter. Dans cette perspectiv­e, il faut mettre l’accent sur la productivi­té de notre processus de production. Or, la productivi­té de toute fonction est définie par le quotient du produit ( output) sur le travail ou par la main-d’oeuvre nécessaire pour le produire. Pour augmenter la productivi­té, on peut travailler plus fort ou travailler plus intelligem­ment. Je préfère la deuxième voie.

En ce qui a trait à l’investisse­ur, cela veut dire concentrer ses efforts sur les titres qui répondent à ses critères de base. Et, surtout, ne pas gaspiller ses énergies et son temps à tenter d’analyser la quantité innombrabl­e de sociétés qui n’y répondent pas.

Une fois un titre intéressan­t identifié, nous procédons à son analyse à partir d’une liste de contrôle ( check-list). Nous nous assurons ainsi de prendre en considérat­ion tous les critères d’ordre qualitatif pertinents, tels que les barrières à l’entrée, l’attrait du modèle d’entreprise, les risques, la qualité de la direction, etc., avant d’arrêter une décision d’investisse­ment.

3 Apprendre sans cesse Comment M. Grove, un ingénieur chimiste de formation, peut-il avoir été un des grands gestionnai­res d’une société comme Intel (le magazine Time l’a nommé Homme de l’année 1997)? Je crois qu’en plus d’être un compétiteu­rné, il a constammen­t cherché à apprendre. Les livres qu’il a écrits sont le fruit de cet apprentiss­age, le reflet de ses expérience­s, de ses erreurs et de ses mauvais coups. C’est à mon avis ce qui fait de M. Grove un gestionnai­re d’entreprise d’exception, un modèle à suivre pour plusieurs investisse­urs et dirigeants d’entreprise­s.

 ??  ?? Andrew S. Grove, l’un des fondateurs d’Intel, est mort au début de 2016 en Californie. Il a écrit plusieurs livres au fil des ans, notamment High Output Management, en 1983, et Only the Paranoid Survive, en 1996.
Andrew S. Grove, l’un des fondateurs d’Intel, est mort au début de 2016 en Californie. Il a écrit plusieurs livres au fil des ans, notamment High Output Management, en 1983, et Only the Paranoid Survive, en 1996.

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