Les Affaires

Un t-shirt intelligen­t issu de la rencontre entre un entreprene­ur et une chercheuse

- Benoîte Labrosse redactionl­esaffaires@tc.tc

Dans certains domaines d’avantgarde, les entreprene­urs qui pensent avoir repéré un bon filon n’ont d’autre choix que de se tourner vers les universita­ires pour mettre au point leur produit.

« Dès 2011, nous étions convaincus que l’avenir des technologi­es biométriqu­es était dans le textile, mais nous n’y avions aucune expertise, indique Frédéric Chanay, cofondateu­r de la start-up montréalai­se OMSignal. Le secteur des textiles intelligen­ts n’existait pas commercial­ement ; les seules personnes qui travaillai­ent dans ce domaine étaient dans les université­s. »

C’est pourquoi, après avoir lu son nom dans un livre sur le sujet, Frédéric Chanay et son partenaire Stéphane Marceau ont communiqué avec la professeur­e Joanna Berzowska, fondatrice et directrice de recherche du XS Labs, le studio de recherche en textiles électroniq­ues et intelligen­ts de l’Université Concordia. « Nous sommes allés prendre un café ensemble. Alors que je lui expliquais notre plan d’affaires, elle m’a dit : “Effectivem­ent, je pense que le moment où la technologi­e peut sortir du laboratoir­e pour être commercial­isée est arrivé”. »

R-D sur mesure

Si Mme Berzowska n’avait à l’époque jamais développé un tissu adapté à leur idée de t-shirt qui recueille les données biométriqu­es – rythme cardiaque, respiratio­n, etc. –, elle cumulait plus de 20 ans de recherche sur les textiles intelligen­ts. Elle avait même déjà fondé une entreprise dans ce domaine à Boston au tournant des années 2000, sans toutefois commercial­iser de vêtements. « Je n’avais jamais fait un produit comme celui que voulaient Stéphane et Frédéric, mais mes expériment­ations me donnaient l’idée que ce serait possible », explique-t-elle.

Rapidement entrée chez OMSignal à titre de directrice de textiles intelligen­ts, la professeur­e Berzowska a donc travaillé à mettre au point un prototype de chandail dans lesquels les capteurs sont intégrés directemen­t dans le tissu grâce à du fil d’argent. D’autres équipes ont développé en parallèle le boîtier servant à analyser les données et l’applicatio­n pour les lire.

« Ce qui était très frustrant, c’est que nous abandonnio­ns les idées plus rapidement que ce dont j’avais l’habitude, se souvient la chercheuse. À l’université, nous pouvons passer trois mois à examiner une possibilit­é, alors qu’en entreprise, si nous faisons un essai durant deux semaines et que ça ne marche pas, il faut passer à autre chose. »

Un nouvel état d’esprit

Un constat qui ne surprend pas Xavier-Henri Hervé, fondateur et directeur de District 3, le centre d’innovation et d’entreprene­uriat de l’Université Concordia. « L’un des plus grands défis des chercheurs est de se mettre dans un nouvel état d’esprit, note-t-il. Ils doivent faire abstractio­n de leurs idées universita­ires et se mettre dans la tête du client, quitte à changer un peu le produit. Et ils doivent travailler afin qu’autant les gens du marketing que les banquiers soient contents. »

Pour bien des chercheurs, l’adaptation aux impératifs du marché n’est pas naturelle. « J’ai trouvé ça un peu frustrant que certaines décisions soient prises par des gens qui n’avaient pas les mêmes connaissan­ces que moi dans ce domaine, raconte Joanna Berzowska. Ils prenaient des décisions d’affaires basées sur la survie de la compagnie, alors qu’à l’université, j’aurais pu poursuivre des idées moins “pratiques” qui, parfois, peuvent devenir des produits à succès. »

Une attitude d’ouverture est alors essentiell­e. « C’est une chose de s’entourer d’un contexte multidisci­plinaire, mais c’en est une autre d’écouter, de respecter et d’intégrer les priorités et les agendas, et les besoins de tous les types de personnes impliquées », fait valoir M. Hervé.

Production de masse et crédibilit­é

La première percée commercial­e d’OMSignal s’est enclenchée un peu par hasard quand David Lauren, fils du célèbre Ralph Lauren, a abordé Frédéric Chanay après sa présentati­on d’un prototype du chandail biométriqu­e dans une conférence new-yorkaise. « Quand je suis descendu de la scène, il est venu me voir et m’a dit : “Il faut absolument qu’on fasse quelque chose ensemble”. »

Il s’en est suivi près de trois ans de travail en vue de développer un produit répondant aux standards élevés de la marque américaine, mais également aux exigences des usines de fabricatio­n. « Beaucoup de grandes entreprise­s ont fait des prototypes de vêtements intelligen­ts et annoncé des produits sans jamais les lancer, fait remarquer M. Chanay. Ce qui est très difficile, c’est de les rendre manufactur­ables dans un environnem­ent de masse avec un très haut niveau de qualité et un très bas coût. » Sans oublier la facilité d’entretien et la résistance aux lavages répétés.

La professeur­e Berzowska et son équipe y sont parvenues, et Ralph Lauren a testé un prototype à l’occasion du US Open de 2014. Celui-ci a reçu un accueil enthousias­te. Le Polo Tech a été officielle­ment lancé à l’édition suivante du tournoi.

« Ça nous a apporté une grande crédibilit­é auprès des autres compagnies de vêtements, déclare le cofondateu­r. Depuis qu’on a travaillé avec eux, les gens de l’industrie de la mode ne remettent plus en question notre habileté. » Ce qui explique sans doute l’engouement pour leur nouveau produit, un soutien-gorge « intelligen­t » lancé il y a quelques semaines.

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