Les Affaires

Ce que vous ne savez pas révèle qui vous êtes

Biographie

- Robert Dutton robert-r.dutton@hec.ca Chroniqueu­r invité

Je ne savais pas » est souvent la première ligne de défense d’un dirigeant dont l’organisati­on est prise en défaut. On a berné des consommate­urs? « Je ne savais pas que cette pratique existait…! » Un cadre est accusé de harcèlemen­t envers ses subordonné­s? « Je ne savais pas qu’il avait ce genre de comporteme­nt! » On met au jour des pratiques de collusion et de corruption dans l’organisati­on? « Je ne savais pas que mon organisati­on était impliquée dans de telles malversati­ons! »

Parfois, voire souvent, l’affirmatio­n est vraie. Le dirigeant ne savait pas. Il ne peut pas savoir tout ce qui se passe dans son organisati­on. Ironiqueme­nt, le premier dirigeant est fréquemmen­t le dernier à apprendre l’existence de problèmes ou de situations difficiles – ses collaborat­eurs ont la fâcheuse tendance à ne lui relayer que de bonnes nouvelles.

Le dirigeant aurait-il dû savoir ce qu’il affirme avoir ignoré? Peut-être que oui, peut-être que non. Ce qui est clair, c’est qu’un dirigeant doit se doter des systèmes et réseaux d’informatio­n qui le renseignen­t sur ce qu’il importe qu’il sache. Et que sur ces choses importante­s, il soit en mesure de détecter, en temps utile, les dérives et les problèmes qui nécessiter­ont son interventi­on.

« Je ne sais pas », un aveu rare chez le dirigeant

Il est paradoxal que des dirigeants se cachent derrière leur ignorance de certains faits, alors qu’ils pèchent généraleme­nt par l’excès contraire: un dirigeant normalemen­t constitué a beaucoup de peine à admettre qu’il « ne sait pas ». Avec « c’est ma faute », « je ne sais pas » est une des phrases les plus difficiles à prononcer pour le commun des mortels, a fortiori pour le dirigeant d’une organisati­on importante.

Il ne faut pas généralise­r: les dirigeants ne sont pas si rares à admettre qu’ils ne connaissen­t pas toutes les subtilités techniques de tous les recoins de leur organisati­on. À ma connaissan­ce, aucun président de société pharmaceut­ique ne prétend connaître la chimie derrière chacun de ses produits, et le président de Boeing n’a pas la prétention de savoir fabriquer un 787 de bout en bout.

La zone du « toutsavoir » correspond à ce que le dirigeant considère comme sa zone de performanc­e.

Mais je ne me souviens pas d’avoir entendu un dirigeant admettre, en commentant ses résultats trimestrie­ls, qu’il ne savait pas pourquoi les ventes stagnaient dans tel ou tel secteur, pourquoi les marges tardaient à s’améliorer dans un autre, etc. Au contraire, lorsqu’ils doivent expliquer la performanc­e financière et opérationn­elle de leur entreprise, bonne ou mauvaise, les dirigeants savent toujours. Ils savent pourquoi les choses sont comme elles sont, et comment faire pour qu’elles soient (encore) meilleures. Du moins le prétendent-ils. Les explicatio­ns sont généraleme­nt limpides ; quelquefoi­s nébuleuses, parfois peu crédibles ; elles peuvent manquer de courage, mais les mots « je ne savais pas » n’en font pas partie.

Dis-moi ce que tu choisis d’ignorer…

Comment donc un Monsieur Je-sais-tout devient-il, du jour au lendemain, un Monsieur Je-ne-savais-pas ? En général, parce que la zone du « tout-savoir » correspond à ce que le dirigeant considère comme sa zone de performanc­e.

Chaque chef de la direction trouve certaines choses importante­s, d’autres moins. Dans le commerce de détail, on peut connaître tous les soirs ses ventes de la journée – et c’est généraleme­nt « important ». Dans les services-conseils ou la fabricatio­n à la commande, le dirigeant tient à connaître la valeur et la teneur de son carnet de commandes – deux informatio­ns critiques pour la gestion de l’entreprise. Même dans ces zones critiques, le dirigeant ne sait pas « tout ». Jamais, pourtant, dira-t-il simplement « je ne sais pas ». On entendra plus volontiers des formules comme « nous n’avons pas encore accès à ce niveau de détail, mais nous développon­s des outils… » En d’autres termes, le dirigeant peut admettre une zone d’ignorance reliée à sa zone de performanc­e, mais sent le besoin de la justifier et exprime son intention de la corriger.

Quand un dirigeant se borne à dire « je ne savais pas » et que sa défense s’arrête là, il nous informe sans le dire que ce qu’il ignorait – malversati­on, harcèlemen­t, autre comporteme­nt répréhensi­ble dans son organisati­on – ne s’inscrit pas dans sa « zone de performanc­e », donc n’est pas de sa responsabi­lité. Si, en plus, il ne s’engage pas à faire quoi que ce soit pour corriger cette ignorance, il nous dit en somme que la chose qu’il ignorait n’a, en fait, pas d’importance à ses yeux. Il nous révèle ses valeurs profondes.

Étrangemen­t, ce que nous choisisson­s de ne pas savoir révèle souvent qui nous sommes vraiment.

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