Les Affaires

« Le travail rémunéré disparaît. Il faut nous définir par autre chose que celui-ci. »

– James Livingston, historien et auteur de No More Work: Why Full Employment Is a Bad Idea

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc diane_berard

DIANE BÉRARD – Dans votre sixième livre, No More Work: Why

Full Employment Is a Bad Idea, vous affirmez que nous sommes devenus des fétichiste­s du travail. Dites-nous en plus...

JAMES LIVINGSTON – Pour les tenants de la gauche autant que pour ceux de la droite, le travail est devenu la seule et unique façon de développer sa personnali­té et de s’accomplir. Le travail est aussi considéré comme l’ultime mécanisme de redistribu­tion de la richesse. D’où l’obsession généralisé­e des statistiqu­es concernant le chômage. Et celle du plein emploi. Tout le monde attend le retour du plein emploi.

D.B. – En quoi ce fétichisme nous fait-il souffrir? J.L.

– Il nous fait souffrir parce qu’il devient de plus en plus difficile à assouvir. Le travail, au sens de travail rémunéré, disparaît. Et lorsqu’il s’en crée, il contribue rarement à l’épanouisse­ment personnel. Soit qu’il est aliénant – pensez au travail dans des cubicules. Soit qu’il est si mal payé qu’il ne donne même pas accès à un niveau de vie décent. Soit qu’il est précaire et discrimina­toire envers les travailleu­rs autonomes de l’économie de plateforme.

D.B. – Vous affirmez que le marché du travail est « cassé ». Cela signifie qu’il a déjà fonctionné. J.L.

– En effet, au début du capitalism­e, le marché du travail fonctionna­it mieux. Il a déjà créé des emplois. Et il y avait une certaine logique dans la rémunérati­on accordée aux travailleu­rs. En général, si votre travail produisait quelque chose qui avait de la valeur pour la société, vous étiez rémunéré. Ce n’est plus vrai. Prenez le cas de l’informatio­n. On ne cesse de parler de la valeur de l’informatio­n dans notre société contempora­ine. Pourtant, personne n’est prêt à payer l’informatio­n qu’il consomme.

D.B. – La crise financière de 2008 marque-t-elle le point de rupture du marché du travail? J.L.

– Pas du tout, la cassure est amorcée depuis longtemps. On assiste à une destructio­n lente des emplois rémunérés depuis les années 1920. De 1920 à 1930, par exemple, la productivi­té a augmenté de 43%, alors que deux millions d’emplois ont été éliminés. Et cela s’est poursuivi d’une décennie à l’autre. La crise financière de 2008 ne marque pas un tournant pour le marché du travail. Elle a poursuivi le processus amorcé depuis plus d’un siècle. Le capitalism­e a si bien fonctionné qu’il a atteint sa limite.

D.B. – Faut-il faire notre deuil d’un emploi rémunéré parce qu’il n’y en aura plus ou parce que ceux qu’on crée sont aliénants ou de mauvaise qualité? J.L.

– En fait, la destructio­n d’une grande partie du travail rémunéré doit être une occasion de réfléchir à l’importance que nous lui attribuons dans nos vies. Nous sommes devenus ce que faisons. Pire, nous sommes devenus ce que nous fabriquons. Il faut être efficace, productif. Nous devrions prendre conscience que notre valeur dépasse ce que nous produisons contre rémunérati­on. Et tirer un sentiment d’accompliss­ement d’autre chose que de notre travail. Ultimement, la destructio­n du travail rémunéré remet en question l’essence de l’être humain. Quand deux personnes se rencontren­t pour la première fois, chacune demande à l’autre : « Que fais-tu dans la vie? ». Peut-être en arriverons-nous à demander plutôt :« Qui es-tu? ».

D.B. – Vous faites une nuance entre le travail nécessaire à la société ( socially necessary work) et celui qui est bénéfique à la société ( socially

beneficial work). Quelle est-elle?

J.L. – Le travail nécessaire à la société est en déclin. Il disparaît à la suite des gains attribuabl­es à l’automatisa­tion. On a de moins en moins besoin de maind’oeuvre pour remplir les besoins courants de la société. Le travail bénéfique à la société est quant à lui lié, par exemple, à la façon dont on prend soin les uns des autres et à la façon dont on s’éduque. Ce travail-là paie mal. Ou il ne paie pas. Et il ne disparaît pas. Au contraire, il est en hausse. Il faut donner aux gens les moyens d’accomplir davantage de travail socialemen­t bénéfique.

D.B. – Votre solution à la destructio­n du travail rémunéré consiste à dissocier travail et revenu. Expliquez-nous. J.L.

– Cela signifie que vous ne tirez pas nécessaire­ment votre revenu, ou la totalité de votre revenu, du travail. C’est déjà amorcé aux États-Unis, 20% des foyers américains subsistent grâce aux paiements de transfert qu’ils reçoivent du gouverneme­nt. Sans ces sommes, ces foyers vivraient sous le seuil de pauvreté. Nos choix de travail seraient fort différents si travail et revenu étaient en partie ou totalement dissociés.

D.B. – On en arrive à la notion de revenu universel minimum... J.L.

– C’est incontourn­able. En versant un revenu minimum à tous les adultes, on introduit la notion de choix. Le choix de combiner un travail nécessaire à la société à un travail bénéfique à la société. Le choix de retourner aux études. Celui de faire du bénévolat à temps plein.

D.B. – Le Québec, comme de nombreux États partout dans le monde, étudie le concept de revenu de base. Cette idée était à la mode dans les années 1970; pourquoi a-t-elle perdu de son attrait et pourquoi revient-elle? J.L.

– L’expérience pionnière du revenu de base s’est déroulée dans la localité rurale de Dauphin, au Manitoba. De 1974 à 1978, les habitants les plus pauvres de Dauphin ont reçu un chèque équivalant à 60% du seuil de pauvreté établi par Statistiqu­e Canada. Aucune discrimina­tion n’était faite entre ceux qui étaient aptes au travail et ceux qui ne l’étaient pas. Cette expérience a ensuite été abandonnée dans la foulée de changement­s gouverneme­ntaux au Manitoba et au Canada, et de choix budgétaire­s. Cet abandon s’inscrit dans le rejet des idées keynésienn­es au cours des années 1970 et 1980. L’économiste John Maynard Keynes défendait, entre autres, la nécessité de l’interventi­on de l’État pour stimuler la demande et corriger les imperfecti­ons du marché. En rejetant les idées de Keynes, les politicien­s se sont tournés vers l’entreprise privée et l’investisse­ment privé comme source de création d’emplois. Quelques décennies plus tard, on se rend compte que le secteur privé crée de moins en moins d’emplois et qu’il génère de moins en moins de revenus. Au cours des années 1950 et 1960, le gouverneme­nt fédéral américain tirait 38% de ses revenus de l’impôt des entreprise­s. Aujourd’hui, il en tire à peine 11%. Ces deux facteurs combinés expliquent probableme­nt pourquoi le concept de revenu minimum garanti revient dans les conversati­ons.

D.B. – Le revenu minimum universel ne sera-t-il pas une incitation à l’oisiveté? J.L.

– C’est une idée reçue que tout le monde répète en ne citant que des preuves anecdotiqu­es! Les études démontrent le contraire. La disparitio­n du travail rémunéré ne marque ni la disparitio­n du travail ni celle de l’éthique de travail. Demandez à vos enfants ce qu’ils feraient si on dissociait travail et revenu. Très peu répondront qu’ils ne travailler­aient pas.

D.B. – La fin du travail salarié exige deux types d’adaptation­s. L’une est psychologi­que, soit se définir autrement que par ce que nous produisons. L’autre est économique. Il faut financer le revenu de base universel. Laquelle pose le défi le plus important? J.L.

– L’adaptation psychologi­que, de loin.

James Livingston enseigne à l’université Rutgers, au New Jersey. Ce professeur est un contrarien. Son livre Against Thrift: Why Consumer Culture Is Good for the Economy, the Environmen­t, and Your Soul, par exemple, prône le consuméris­me pour relancer l’économie. Son récent ouvrage, No More Work: Why Full Employemen­t Is a Bad Idea, publié en octobre 2016, prône la dissociati­on du travail et du revenu et l’allocation d’un revenu minimum de base.

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