Les Affaires

L’homme qui valait 100 millions de dollars

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À la surprise générale, le 18 janvier dernier, le Canadien Pacifique (CP) a annoncé la décision de son pdg, Hunter Harrison, de prendre une retraite anticipée avec effet immédiat. En raison de ce choix, il a renoncé à tous les avantages auxquels il avait droit : régime de retraite, options sur le titre et les actions, le tout ayant une valeur totale approximat­ive de 118 millions de dollars. Évidemment, M. Harrison serait remboursé pour toute cette somme par un fonds de couverture désireux d’effectuer auprès d’une société américaine de chemins de fer la même opération que celle menée par M. Harrison au CP.

La question qui intrigue : qu’est-ce qui rend M. Harrison si précieux pour qu’un fonds de couverture américain puisse « s’engager » à le dédommager de 118 M$ afin de le persuader de quitter le CP et de lui faire accepter de prendre, à 72 ans, la direction d’un autre chemin de fer (vraisembla­blement le CSX) ciblé par ce même fonds de couverture ? Pourquoi M. Harrison at-il une telle valeur ? Bien sûr, dans le merveilleu­x monde de la finance, il n’y a pas de limite à la rémunérati­on d’un individu tant que ce montant ne représente qu’une fraction de ce que le payeur peut gagner grâce à lui. Néanmoins, on pourrait penser que le gestionnai­re du fonds de couverture à la recherche d’une personne capable de redresser une entreprise américaine aux résultats décevants aurait le choix dans une longue liste de candidats à un tel poste.

Après tout, les trucs et astuces d’exploitati­on que M. Harrison a inventés pour rendre les chemins de fer plus efficaces ont été décrits en détail dans les livres qu’il a lui-même écrits sur le sujet. Sans doute, des douzaines de hauts dirigeants chevronnés ont travaillé avec lui et pour lui au fil des années; ils doivent avoir appris la recette de M. Harrison. Et pourtant, encore une fois, un fonds de couverture est prêt à consacrer une fortune pour le convaincre de joindre un nouveau chemin de fer.

La réponse semble résider dans le fait suivant : la transforma­tion que M. Harrison a réussie au CP (et au CN auparavant) était le fruit d’améliorati­ons opérationn­elles, oui, mais davantage le résultat d’un changement culturel fondamenta­l. M. Harrison s’avère un agent de changement formidable, un leader transforma­tionnel dans le sens le plus pur de cette expression malheureus­ement galvaudée.

Hunter Harrison prétend avoir inventé un principe nommé precision railroadin­g qu’il a implanté dans trois chemins de fer importants : Illinois Central, CN et le CP, dans ce dernier cas avec des résultats spectacula­ires, faisant passer le ratio d’exploitati­on (coûts d’exploitati­on en pourcentag­e des revenus – plus le ratio est bas, meilleur est le résultat) à 58,6 % pour l’exercice 2016. Ce ratio était de 81,3 % en 2011, la dernière année complète avant que M. Harrison ne prenne les commandes.

Si ce modèle novateur d’exploitati­on ferroviair­e pouvait être facilement appris dans un livre et appliqué dans la pratique, il l’aurait été depuis longtemps par tous les chemins de fer nord-américains. Pourtant, M. Harrison semble apporter un élément qui le démarque, au-delà des techniques qu’il a conçues et implantées. Cet élément, c’est la qualité de son leadership, sa capacité à changer la culture du chemin de fer, une habileté beaucoup plus difficile à imiter.

Changer la culture

Ayant lui-même fait toute sa carrière dans l’industrie ferroviair­e, il connaît dans les moindres détails la réalité quotidienn­e des opérateurs. Il passe beaucoup de temps à rencontrer les travailleu­rs sur le terrain, communique abondammen­t au sujet de l’importance de l’optimisati­on des actifs et du contrôle des coûts. Au CP, il a entrepris de nombreuses actions symbolique­s pour insuffler à toute l’organisati­on la fierté et les exigences d’être un vrai cheminot. À titre d’exemple, il a relocalisé le siège social, auparavant dans un gratte-ciel vitré du centre-ville de Calgary, dans une gare de triage. Cette décision entraînait des réductions de coûts, mais plus encore signalait à tous les travailleu­rs que les hauts dirigeants étaient près d’eux et valorisaie­nt les opérations, la partie la plus importante d’une compagnie de chemins de fer.

Au CP, il a créé une saine compétitio­n entre les différents terminaux à l’aide d’une forme de tableau de bord conçu pour stimuler l’améliorati­on continue.

M. Harrison a adopté le magazine destiné aux employés comme outil de communicat­ion pour partager sa vision et les orientatio­ns stratégiqu­es, et pour diffuser les résultats obtenus depuis le changement de leadership (en s’assurant de donner toujours une connotatio­n posi- tive au mot «changement »). Le magazine est résolument destiné à un lectorat de cheminots. Il contient de nombreuses entrevues avec des employés travaillan­t dans des métiers ferroviair­es spécialisé­s, où ils partagent leur passion pour leur travail. L’objectif est de créer et de consolider une culture gagnante par le partage de réussites et de réalisatio­ns opérationn­elles.

Gérer un changement stratégiqu­e n’est pas une tâche facile. L’élément culturel, intangible, est souvent négligé et particuliè­rement difficile à expliquer concrèteme­nt. Et c’est à cela qu’excelle Hunter Harrison, et ce pourquoi un gestionnai­re de fonds de couverture est prêt à payer le gros prix afin que ce talent unique travaille pour lui.

Ce natif de Memphis, au Tennessee, dont la carrière a débuté à l’âge de 18 ans, alors qu’il était couché sous les wagons pour en huiler les roues, est probableme­nt animé par la volonté de prouver que sa théorie s’applique à toutes les entreprise­s de transport ferroviair­e, devenant ainsi une légende de l’industrie ferroviair­e. — Yvan Allaire, président exécutif du conseil, et François Dauphin, directeur de recherche, de l’Institut sur la gouvernanc­e (IGOPP)

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