Les Affaires

Ils arrivent.

Un village en constructi­on au service des drones

- Martin Jolicoeur martin.jolicoeur@tc.tc @JolicoeurN­ews

Le marché des drones semble promis à une croissance exponentie­lle. Au Québec, l’industrie se prépare. En toute discrétion.

Tandis que les autorités gouverneme­ntales tentent d’encadrer – tant bien que mal – la proliférat­ion (ou l’intrusion, diraient certains) des drones dans notre quotidien, l’industrie aéronautiq­ue québécoise cherche, elle, le moyen de se positionne­r afin de tirer profit au maximum de ce marché en pleine ébullition. Les perspectiv­es de croissance de l’industrie paraissent ainsi exponentie­lles. Selon Teal Group, la production mondiale de drones représenta­it en 2015 des ventes de 4milliards de dollars américains (G$ US), un chiffre qui devrait quintupler pour atteindre les 25G$ US en 2025.

Plus prudent dans ses prévisions de croissance, le non moins respecté groupe français Thales estime que le marché du drone atteindra les 23G€ (33G$) en 2030, pour une croissance annuelle composée de 7%. D’ici là, le militaire (plus de 80% du marché actuel) continuera de dominer le marché avec pas moins de la moitié des dépenses de l’industrie mondiale en 2030.

Et même si le drone de loisir est encore appelé à quintupler en importance d’ici 15 ans, on estime que c’est le drone utilisé à des fins profession­nelles qui connaîtra la plus forte croissance. De fait, selon Thales, ce segment devrait connaître une croissance annuelle composée de 22% au cours des prochaines années, pour atteindre à lui seul des ventes de 8,8G$ en 2030.

Des perspectiv­es encouragea­ntes

« Tout le monde en parle. Et il y a un engouement certain, dit Suzanne Benoît, PDG d’Aéro Montréal, le secrétaria­t québécois de la grappe aérospatia­le. Les perspectiv­es de croissance sont telles que nous voudrions devenir une référence mondiale dans le domaine. » Il faut dire que ces engins volants, d’abord développés pour des fins militaires (surveillan­ce et combat), semblent aujourd’hui trouver chaque jour une nouvelle utilité civile. De la simple prise de photos de famille à l’occasion d’un mariage à la livraison d’une commande passée sur Amazon, en passant par l’inspection de bâtiments ou d’une terre cultivée au service d’une agricultur­e de précision, ou encore une opération de sauvetage de navire coincé dans les glaces, il semble ne pas y avoir encore de limites à leur polyvalenc­e.

Déjà, Hydro-Québec a intégré une panoplie de drones, conçus par l’Institut de recherche d’HydroQuébe­c, qui contribuen­t à l’inspection de son immense réseau de transport et de distributi­on d’électricit­é. Et ils en ont long à parcourir: le réseau fait 144000 km de longueur, l’équivalent de trois fois la circonfére­nce de la Terre.

Pendant ce temps, Gaz Métro, principal distribute­ur de gaz naturel au Québec, observe la tendance et réfléchit à la possibilit­é d’intégrer, comme chez Hydro-Québec, de tels engins aux routines de surveillan­ce de ses installati­ons. Selon sa porte-parole, Catherine Houde, une telle décision pourrait lui permettre d’épargner sur les quelque 170000$ qu’elle consacre annuelleme­nt à ses patrouille­s aériennes, principale­ment en hélicoptèr­e.

Et ce n’est que le début. Les services de police, de surveillan­ce maritime ou de lutte contre les feux de forêt, pour ne mentionner que quelques exemples, bavent déjà d’envie de pouvoir aussi s’équiper. Il en va de même pour les autorités carcérales, les services douaniers et de surveillan­ce des côtes.

Un écosystème à organiser

Étrangemen­t, par contre, on ne dispose encore au Québec que de bien peu de données sur cette industrie. « La réalité, dit Mme Benoît, est que l’industrie québécoise est encore éclatée. Malgré son historique et l’intérêt qu’elle représente, il nous faut encore l’aider à s’organiser, à constituer un écosystème ».

Pourtant, l’industrie du drone n’est pas nouvelle à Montréal. De fait, dès la fin des années 1950, Canadair, puis Bombardier par la suite, furent parmi les premiers à concevoir de tels engins. Les plus vieux se souviendro­nt des CL-89, CL-289 et CL-327, ce dernier surnommé le flying peanut en raison de sa vague ressemblan­ce avec une arachide.

Peu de gens savent que Bombardier aura ainsi vendu plus de 500 drones aux pays membres de l’OTAN pendant ces années, avant qu’elle finisse par céder ses activités de défense, en 2003, à la société L3-MAS, de Mirabel.

Mais l’espoir est là. Reconnaiss­ant l’importance du potentiel de développem­ent de cette industrie, le gouverneme­nt du Québec a décidé de s’appuyer sur les expertises du Centre d’excellence sur les drones (CED), fondé en 2008 à Alma, au Lac-Saint-Jean, pour créer un tout nouveau créneau d’excellence consacré expresséme­nt à ce secteur. Si tout va bien, cette désignatio­n pourrait permettre la naissance au Québec du plus important centre d’essai et de qualificat­ion de drones (avec et hors vue) au Canada. L’industrie s’éveille au Québec

Tranquille­ment, on assiste aussi ces dernières années à la naissance de dizaines de petites entreprise­s dans le secteur. Des PME comme Drones Falcon Bleu, spécialisé­e dans les images d’architectu­re (celles récemment de l’illuminati­on du pont Jacques-Cartier), comme KoptR Image, qui offre des formations de pilotage en plus d’autres services de prise d’images aériennes, ou encore comme SlidX, une start-up montréalai­se qui, dans l’attente d’une première commande ferme en aide humanitair­e, envisage une traversée de l’Atlantique à l’aide d’un drone alimenté par des panneaux solaires.

Dans son tout dernier rapport, daté de mai 2017, le Comité sectoriel de main-d’oeuvre en aérospatia­le (CAMAQ) fait état de 45 entreprise­s d’exploitati­on de drones au Québec, comparativ­ement à seulement 7 l’année précédente.

Le nombre de pilotes de drones profession­nels au Québec, qui était de 88 en janvier, devrait croître rapidement pour atteindre 146 d’ici la fin de l’année, et 220 à la fin de 2018.

Même si ces chiffres peuvent paraître modestes, ils confirment néanmoins que le Québec s’éveille à cette nouvelle industrie. « C’est un marché en pleine explosion. Et le fait que cela soit vrai ici aussi a quelque chose d’absolument rassurant », résume la directrice générale du CAMAQ, Nathalie Paré. Une grappe qui travaille dans le mystère Si l’écosystème du drone reste encore à être organisé, c’est aussi beaucoup parce que les grandes organisati­ons québécoise­s travaillen­t généraleme­nt dans le mystère.

On sait par exemple que Héroux Devtek fournit les trains d’atterrissa­ge du RQ Global Hawk, utilisé notamment par les armées américaine, allemande et sud-coréenne. Fabriqué par l’américaine Northrup Grumman,ce drone de surveillan­ce de 14,5 mètres de longueur est capable de voler à des vitesses de croisière de 575 km/ h. « Ce ne sont pas toujours des grands volumes; environ cinq par année dans ce cas-ci. Mais chaque contrat compte et vaut son pesant d’or », dit Rémy Langelier, directeur du déve- loppement des affaires chez Héroux-Devtek. L’entreprise de Longueuil, qui s’est fait connaître en fabriquant le train d’atterrissa­ge du module qui a déposé Neil Armstrong sur la lune en 1969, travaille bien sûr à d’autres programmes de drones. Mais sur ces derniers, pas un mot. « C’est top secret, strictemen­t confidenti­el », répond M. Langelier.

Du bout des lèvres, Marc Duchesne, porte-parole de Pratt & Whitney Canada, reconnaît aussi que l’entreprise de Longueuil fournit le moteur du Predator C Avenger, un drone furtif de reconnaiss­ance armé.

Il en va de même pour CAE, aussi impliquée dans l’industrie du drone, à titre surtout de formatrice des Forces armées américaine­s pour l’utilisatio­n de deux drones de surveillan­ce et de combat. Sa porte-parole, Pascale Alpha, explique que CAE forme quelque 1 500 pilotes américains par année. L’entreprise montréalai­se fabrique également des simulateur­s d’entraîneme­nt de pilotes pour aéronefs télépiloté­s (UAS) qui seront livrés prochainem­ent aux Forces armées italiennes. Et tout récemment, les Forces armées des Émirats arabes unis annonçaien­t avoir conclu avec l’entreprise un contrat de 56M$ pour qu’elle fournisse, comme en Italie, une solution complète d’entraîneme­nt sur aéronef télépiloté à la Force aérienne des Émirats arabes unis, à Abu Dhabi.

Extrêmemen­t discrète à ce propos, Bell Helicopter Textron, de Mirabel, travailler­ait aussi activement à de tels projets avec sa maison mère américaine. L’entreprise n’a cependant pas donné suite à nos demandes d’entrevue. Ce que l’on sait par contre, c’est qu’en mars, l’entreprise a dévoilé à Dallas, au Texas, le Bell FCX-001, un appareil hybride pouvant être piloté de façon traditionn­elle (avec pilote à son bord) ou encore à distance (sans pilote).

JUSTAS fait saliver les étrangères

Malgré nombre de reports, l’important projet d’acquisitio­n de drones du gouverneme­nt canadien semble toujours susciter de l’intérêt. Du

moins chez certaines sociétés étrangères. Connu sous le nom de JUSTAS (Système interarmée­s de surveillan­ce et d’acquisitio­n d’objectifs au moyen de véhicules aériens sans pilote), le programme doit faciliter l’acquisitio­n par le Canada de véhicules aériens sans pilote.

L’an dernier, le gouverneme­nt Trudeau publiait une lettre d’intention destinée aux fournisseu­rs intéressés, qui avaient jusqu’à la mi-avril 2016 pour se manifester. L’appel de candidatur­es parle de drones capables de voler sur 1852 km, disposant d’une autonomie de 18 heures, capables de mener des opérations terrestres et maritimes, et de transporte­r de multiples charges, de surveillan­ce ou de frappe. Le drone désiré devrait en outre pouvoir tirer un missile Hellfire ou larguer deux bombes de 113 kilos.

Le programme JUSTAS serait aujourd’hui évalué à 1,5G$, dans une industrie mondiale du drone qui, rappelons-le, n’atteint actuelleme­nt que 4,5G$ US.

Au cours des derniers mois, plusieurs entreprise­s étrangères se sont montrées particuliè­rement présentes au Québec. C’est le cas, entre autres, du groupe Thales. Au cours de la Semaine internatio­nale de l’aérospatia­le, en avril, l’entreprise a été commandita­ire principal d’un séminaire d’une journée consacré à l’industrie du drone. Pendant l’événement, la direction a pris le micro pour inviter les entreprise­s québécoise­s à se manifester pour participer à un programme de fabricatio­n de drones de 700 à 1 700 kilos destinés à la surveillan­ce. Mais la multinatio­nale de l’aéronautiq­ue demeure discrète, si ce n’est carrément secrète. Malgré sa main tendue à l’industrie locale, nos demandes répétées d’entrevue ou d’informatio­n auprès des dirigeants de l’entreprise, tant à Montréal qu’à Ottawa, se sont heurtées à un mur.

Nos demandes sont également restées lettre morte chez Airbus, qui serait en campagne pour établir des liens avec des partenaire­s du Québec. Une rencontre à ce propos aurait même eu lieu entre la direction d’Airbus et les dirigeants du ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation (MESI) l’automne dernier. Tant chez Aéro Montréal qu’au ministère, nos coups de sonde se sont soldés par des fins de non-recevoir. Officielle­ment, personne n’a eu vent d’une telle rencontre. Ce qui fait dire à un observateu­r de longue date de l’industrie que, dans ce domaine plus que dans nul autre, « le silence est d’or et se mesure en milliards de dollars ».

la Pour permettre l’entraîneme­nt et la préqualifi­cation de drones dans les conditions les plus réalistes qui soient, le Centre d’excellence sur les drones (CED) s’apprête à construire un village entier qu’on exposerait volontaire­ment aux pires catastroph­es. Situé en périphérie d’Alma, au Lac-Saint-Jean, ce village de la malchance serait l’équivalent des cités bâties de toutes pièces pour les besoins d’un film ou d’un parc d’attraction­s aux États-Unis.

S’inspirant de Disaster City, un site de formation pour premiers répondants créé au Texas, les concepteur­s de ce village maudit prévoient faire cohabiter une école, des pipelines, une station-service et des obstacles naturels, comme des buttes, des arbres et des plans d’eau. « On veut pouvoir reconstitu­er des accidents routiers majeurs, mettre le feu, provoquer des fuites de gaz ou de pétrole, tout ce qu’il faut pour permettre aux drones de mettre à l’épreuve leurs capacités d’interventi­on et de détection du danger », explique Marc Moffatt, un ancien navigateur aérien pour les Forces canadienne­s devenu directeur général du Centre d’excellence sur les drones d’Alma.

Ce projet de constructi­on, qu’on évalue de manière prudente à 1 M$ pour l’instant, pourrait devenir la pièce principale du centre d’essai pour la préqualifi­cation de systèmes de drones, un projet de 2,5 M$ auquel participer­aient, avec le Centre d’excellence sur les drones d’Alma, les gouverneme­nts du Québec et du Canada. S’il voit le jour, ce centre d’essai ferait valoir ses avantages distinctif­s devant une concurrenc­e – notamment américaine – qui s’organise déjà à coups de dizaines de millions de dollars d’investisse­ments.

À ce centre se grefferait un centre de formation et de certificat­ion destiné aux utilisateu­rs de drones, civils ou militaires. Ces derniers sont appelés à intervenir dans de multiples domaines, dont la cartograph­ie, l’agricultur­e, l’exploratio­n des ressources minières ou gazières, ou les missions à caractère humanitair­e. – MARTIN JOLICOEUR

Selon les dernières données que nous avons pu obtenir, Transports Canada a délivré en 2016 un total de 4756 COAS à des pilotes de drones, soit le double de l’année précédente (2480 en 2015) et cinq fois plus qu’en 2013 (949).

Et de toutes les provinces canadienne­s, c’est au Québec que la croissance a été la plus marquée. Le nombre de COAS délivrés au Québec est passé de 127 en 2014 à 772 en 2015, puis à 1702 en 2016. La province la plus active après le Québec est l’Ontario, avec la délivrance de 1104 certificat­s en 2016, contre 734 deux ans plus tôt.

La responsabl­e des communicat­ions au ministère assure que l’équipe concernée est sensible aux problèmes vécus par les entreprene­urs et qu’elle a déjà formé 15 inspecteur­s supplément­aires il y a un an afin de réduire les délais de traitement de demandes pendant les périodes les plus occupées.

Officielle­ment, à ses yeux, la situation s’améliore. Par exemple, pour la semaine du 22 mai 2017, 98% des 197 demandes toujours en attente de réponse au pupitre du Québec respectaie­nt les délais de traitement de 20 jours.

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