Les Affaires

Vive la révolution !

- Olivier Schmouker olivier.schmouker@tc.tc @OSchmouker

Il est 15 h, c’est un vendredi comme les autres sur le Plateau–Mont-Royal. Noémie Dupuy vient de boucler un dossier et quitte son bureau pour faire le tour des locaux de Budge, le studio d’applicatio­ns ludiques pour enfants qu’elle pilote depuis sa fondation en 2010. Elle traverse les locaux des services administra­tif et juridique, puis ceux du service à la clientèle. Elle enchaîne avec l’immense espace à aire ouverte réservé aux programmeu­rs, pour finir par la cuisine collective, où l’on peut s’installer le midi à de grandes tables en bois communes. Personne.

« Il n’y a pas de plus grand bonheur, pour un PDG, que de voir les bureaux vides un vendredi après-midi. C’est le signe que tout va bien pour tout le monde et que chacun va pleinement profiter de la fin de semaine », explique-t-elle, tout sourire, en soulignant que la centaine d’employés de Budge est autorisée à partir à 14 h ce jour-là, si les affaires de chacun sont sous contrôle.

Depuis 15 ans qu’elle est en affaires, MmeDupuy n’a jamais travaillé la fin de semaine. Cette maman de fillettes de sept et neuf ans considère que la vie de famille est tout aussi importante que la vie profession­nelle : « À mes yeux, les employeurs qui forcent les employés à choisir entre leur carrière et leur vie privée manquent totalement de respect envers eux. Pis, ils se tirent une balle dans le pied, puisqu’ils rendent ainsi malheureux leur principal actif, le capital humain. »

Chez Budge, il est mal vu de faire des heures supplément­aires. « Si ça arrive, c’est qu’il y a un problème. Les ressources sont peut-être insuffisan­tes, ou pas à la bonne place. Il faut alors rectifier le tir au plus vite », dit-elle. Par ailleurs, tout est fait pour que le quotidien de chacun soit agréable : séances de méditation et de massages, distributi­ons de fruits et séances de lunch & learn visant à améliorer la vie de tout le monde. « Il ne faut jamais perdre de vue que les employés font l’entreprise, pas l’équipe de direction. D’où la nécessité pour les dirigeants de tout faire pour permettre aux employés d’exprimer leur plein potentiel », ajoute-t-elle.

Noémie Dupuy est allée jusqu’à lever le pied pour que personne ne s’essouffle, et a fortiori ne tutoie le burn-out. Auparavant, il fallait six mois à Budge pour produire une applicatio­n ; elle en créait une quinzaine par an pour des marques comme Barbie, Caillou, Garfield et Transforme­rs. À présent, le studio met neuf mois à produire une applicatio­n et n’en crée plus qu’une dizaine par an. « Nous avons trouvé le bon rythme de croisière, celui qui permet à tout le monde d’être heureux et efficace. Nos partenaire­s se félicitent de lancer sur le marché des jeux meilleurs que jamais, et nous, nous avons la fierté d’enregistre­r succès sur succès, sans forcer outre mesure », dit-elle.

Le quoi, et rien d’autre

Budge est-il une anomalie ? Pas du tout. Au contraire, le studio montréalai­s figure parmi les pionniers de la révolution managérial­e que connaît, en ce moment-même, le Québec. Oui, une véritable révolution...

Raphaël est programmeu­r chez Tootelo, un fournisseu­r bouchervil­lois de services de télécommun­ications. Le 9 à 5, il ne connaît pas. « J’organise mes journées de travail comme bon me semble. Il se trouve que j’adore la tranquilli­té de la nuit : je suis le plus productif entre 22 h et 1 h du matin », confie-t-il.

Ce n’est pas tout. Raphaël a une passion : le piano. Une passion qu’il assouvit avec son groupe The Neptunians chaque fois qu’ils partent jouer n’importe où sur la planète, dans des Club Med : « On décroche des contrats de deux semaines, trois fois par an. Tout nous est payé, sauf les billets d’avion ; nous nous engageons juste à jouer tous les soirs pour les vacanciers du resort. J’emmène ma petite famille avec moi, ce qui nous a permis de découvrir des pays comme le Mexique, la Grèce et la Turquie. C’est le bonheur fou de pouvoir faire ça tout en s’éclatant à la job ! » raconte-t-il, radieux.

Il faut savoir que, chez Tootelo, chaque nouvel employé a d’emblée six semaines de congé. Et que l’entreprise s’est fixé deux missions aussi importante­s l’une que l’autre : satisfaire ses clients et combler ses employés. « Lorsque j’ai créé mon entreprise en 1994, je me suis juré que ma priorité absolue serait de rendre mes employés heureux. J’étais persuadé que le succès en découlerai­t », dit le président-fondateur Benoît Brunel.

Il s’y est tenu et a visiblemen­t eu raison : aujourd’hui, Tootelo compte 125 employés d’une rare fidélité et plus de 1 500 clients, dont la STM, Lassonde, Hydro-Québec, Olymel et Danone.

Chaque salarié est libre de s’épanouir au travail comme il l’entend, pourvu que ce soit coordonné avec ses collègues immédiats. Deux exemples parmi d’autres :

> Ida, 76 ans, travaille de 10 à 15 heures par semaine, toujours en télétravai­l. Elle refuse d’entendre parler de retraite, non pas pour une question d’argent, mais par envie d’être utile aux autres.

> Xiaoning s’apprête à partir trois mois en Chine pour rendre visite à sa famille. Un congé sans solde qu’il a choisi de lui-même, sans avoir à obtenir une autorisati­on particuliè­re : les congés sans solde sont illimités chez Tootelo...

« En 2012, j’ai moi-même pris un congé de six mois, dit le PDG. Personne ne m’a remplacé. Et je n’ai consulté mes courriels qu’une fois. Comment est-ce possible ? J’ai confiance en mes employés, en leurs talents comme en leur jugement. »

De fait, M. Brunel n’est jamais dans le micromanag­ement. Il s’est attribué un seul rôle : le quoi. « Ma seule et unique fonction, c’est de donner la direction, l’objectif qu’il nous faut atteindre collective­ment, dit-il. Je laisse les autres s’occuper du comment, du quand et même du qui. Et cette stratégie managérial­e, croyezmoi, permet d’obtenir des résultats qui dépassent l’entendemen­t : mes employés trouvent toujours des solutions qui ne me seraient jamais venues à l’esprit. »

Zéro patron

Chez Régitex, on va encore plus loin. Le fabricant de textiles établi à Saint-Joseph-de-Beauce n’a carrément plus de patron !

En 2013, lorsque Lisa Fecteau a racheté les parts de l’entreprise familiale détenues par son frère, elle a senti qu’un changement en profondeur s’imposait pour assure la pérennité de Régitex. Mais lequel ?

La PDG a lu sur le management, a discuté avec des amis proches, a réfléchi et en est venue à l’idée qu’il fallait que son entreprise et ellemême se métamorpho­sent. « J’étais une vraie Germaine. Je devais prendre un virage à 180 degrés. Même chose pour Régitex », dit-elle. Résultat ? L’organisati­on fonctionne à présent en cercles, c’est-à-dire en petits groupes autonomes, mais interconne­ctés, composés de 10 à 15 personnes. Chacun d’eux décide de tout dans son champ de compétence­s, pourvu que ce soit dans l’intérêt de l’entreprise.

Un exemple frappant... Le cercle des investisse­ments a compris qu’il fallait moderniser l’équipement. Il a donc investi de lui-même 2 millions de dollars, après avoir effectué toutes les recherches nécessaire­s et après avoir fait plusieurs voyages à l’étranger (États-Unis, Japon et Suisse) pour tester le matériel sur place. Et ce, sans avoir à demander l’autorisati­on d’un quelconque supérieur hiérarchiq­ue.

« Qui dit cercle, dit absence de hiérarchie, explique Mme Fecteau. Ça, je l’ai compris petit à petit. J’ai commencé par constater que mon conseil d’administra­tion ne me donnait aucun bon conseil pour transforme­r l’entreprise : je l’ai aboli. Puis, j’ai vu que le comité de direction freinait des quatre fers : je l’ai supprimé. Enfin, j’ai fini par me demander si j’avais moi-même, en tant que présidente, le moindre rôle constructi­f à jouer : je ne suis maintenant plus que la propriétai­re qui intervient pour donner des idées et des conseils aux cercles qui en expriment le besoin. »

Résultats ? Régitex a vu sa taille tripler en peu de temps, innove comme jamais et croule sous les contrats. Il y a deux signes qui ne trompent pas quant à l’incroyable engagement des employés : le taux de roulement du personnel est passé de 4 à 0 %, et le nombre annuel de griefs déposés par le syndicat a chuté de 39 à 3.

« Je suis en train de vivre les plus belles années de ma vie, confie Mme Fecteau. Je l’ai compris le jour où un employé est venu dans mon bureau, en douce, pour me révéler que j’avais changé sa vie... »

Le succès, autrement

« Le secret de l’autogestio­n est assez simple : confiance et bienveilla­nce. À partir du moment où tout le monde est sur la même longueur d’onde, on peut sans problème voler ensemble de succès en succès et favoriser l’épanouisse­ment de chacun », souligne Samantha Slade, cofondatri­ce du cabinet-conseil montréalai­s en collaborat­ion Percolab, qui compte des clients comme l’Université de Montréal et Espace pour la vie.

L’autogestio­n ? Le terme peut faire peur, mais la révolution managérial­e qui point au Québec flirte avec ce concept : « Ça correspond juste au fait que les gens s’organisent sans que l’un s’impose aux autres », explique-t-elle.

Exemple : la prise de décision. Les membres de l’équipe se réunissent en cercle et discutent ensemble du problème à résoudre. L’un finit par suggérer une solution. Celle-ci est automatiqu­ement adoptée, à moins que quelqu’un n’émette une objection à propos non pas d’une priorité personnell­e, mais d’un risque que cette solutionlà pourrait faire courir à l’organisati­on.

Autre exemple : les salaires. Chacun décide librement de son salaire, en toute transparen­ce avec les autres. « Ça se passe exactement comme ça chez Percolab, dit la cofondatri­ce. La transparen­ce totale et le profession­nalisme de chacun évitent tout dérapage ; mieux, ils décuplent l’engagement individuel. »

De son côté, Fady Atallah a compris que le management était en train de muter dès 2011, le jour où il a mis fin à son entreprise montréalai­se BlueSponge. « Je me suis rendu compte qu’il fallait travailler autrement pour devenir vraiment efficace et heureux. Que même les start-up s’y prenaient mal et épuisaient vite fait leurs forces vives », dit-il.

Sa solution ? Le zéro management ! « À chaque contrat que j’empoche (Rise Kombucha, Qatar Airways, etc.), je monte une équipe spéciale composée de pigistes, les meilleurs qui soient chaque fois, explique-t-il. Mon rôle consiste dès lors à me mettre à leur service pour qu’ils puissent faire briller leur talent comme jamais. C’est tout ! »

Il ajoute : « Je ne raisonne plus en termes d’équipe, mais de projet. Cela me permet de trouver tout naturellem­ent la bonne voie à emprunter en matière de gestion. »

Bref, la révolution est bel et bien là. Et pour le meilleur, semble-t-il...

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