Les Affaires

Réforme Morneau : qu’est-ce que ça change pour vous, finalement ?

- Stéphane Rolland C’est quoi ?

Le propriétai­re d’une entreprise peut réduire la facture fiscale de son ménage en versant un dividende à son conjoint ou à ses enfants majeurs, s’ils sont imposés à un taux marginal inférieur. La loi empêche d’utiliser cette stratégie avec des enfants mineurs depuis 1999. Qu’est-ce qui change ? Le contribuab­le devra démontrer que la rémunérati­on versée est « raisonnabl­e » par rapport aux investisse­ments ou au travail des personnes liées. S’il échoue au test, le dividende sera imposé au taux marginal le plus élevé. Un flou demeure quant au caractère « raisonnabl­e », mais le premier ministre Justin Trudeau a promis que les conditions du test seront « simpleset claires ». Au bout du compte, vous ne devriez pas être touché si vous avez bâti votre affaire avec votre conjoint(e) et si vous travaillez tous deux dans l’entreprise. Ça commence quand ? Le 1er janvier 2018. Ça peut se compliquer si… ... plusieurs membres d’une entreprise familiale occupent des fonctions différente­s, croit Jean-François Thuot, associé du cabinet PwC. « Un frère pourrait s’occuper des ventes, l’autre des ressources humaines, l’autre du développem­ent, cite en exemple le fiscaliste. Dans le marché du travail, ces postes ne commandent pas la même rémunérati­on. La famille pourrait quand même décider que tous recevront le même dividende. Cela passerait-il le test ? Nous retrouveri­onsnous avec un frère imposé à un taux plus élevé ? Il y a de l’incertitud­e sur ce point. » Pourquoi est-ce dans la mire d’Ottawa ? Le ministère des Finances constate que les enfants de 18 à 21 ans reçoivent plus de dividendes de PME que ceux de 26 à 29 ans. Cet écart ne « peut se justifier sur le plan économique », affirme le ministère dans son rapport. L’argument est que ces fractionne­ments seraient utilisés pour économiser de l’impôt et non pour récompense­r un travail ou un investisse­ment. Le débat économique Ottawa comprend mal le rôle que joue la famille dans le succès d’une entreprise, déplore Martine Hébert, vice-présidente de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te (FCEI). « Je peux vous en parler parce que j’ai été élevée dans une entreprise, raconte la porte-parole du lobby des PME. Dans ma jeunesse, je me souviens très bien de soirées passées devant la télévision à classer des factures de fournisseu­rs avec ma mère. Lorsqu’un membre de la famille est en affaires, tout le monde est dans le bateau. La maison familiale sert de garantie. Les vacances sont inexistant­es. Les fins de semaine sont amputées. Toute la famille fait des sacrifices. »

Le test imposé par le fédéral risque de ne pas tenir compte des efforts fournis par tous les membres de la famille, poursuit-elle. « Il faudrait qu’on nous explique ce qu’est un engagement significat­if », ironise Mme Hébert. Trancher cette question complexifi­era la fiscalité des petites entreprise­s, craint-elle.

Concrèteme­nt, la réforme toucherait bien peu d’entreprene­urs, selon une étude du Centre canadien de politiques alternativ­es. Le think tank de gauche souligne que seulement 13 % des PME canadienne­s versant un dividende permettent à leurs actionnair­es de réduire leur impôt de plus de 1 000 $. De ce lot, une part réussira le test du « caractère raisonnabl­e », nuance l’auteur de l’étude, l’économiste David Macdonald. Il estime que seulement 5 % des familles entreprene­uriales et 0,3 % des familles canadienne­s profitent de la réduction fiscale. « Au bout du compte, le fractionne­ment de revenu n’aide ni la classe moyenne ni les petites entreprise­s, écrit-il dans son rapport. C’est plutôt un outil permettant aux Canadiens riches d’éviter de payer leur juste part. »

Du côté des profession­nels incorporés, la réforme irrite les clients de Raphaël Hainault, de la Financière des profession­nels. La fin du fractionne­ment de revenu est toutefois la mesure qui faisait le moins grimacer les médecins et les dentistes qu’il sert, nous confiait-il lors d’une entrevue menée avant l’annonce des assoupliss­ements. « Ils ne trouvent pas ça le fun, raconte le fiscaliste et planificat­eur financier. Nos clients sont fortunés et comprennen­t que les autres contribuab­les ne peuvent pas faire la même chose. C’est davantage la mesure sur les revenus passifs investis dans une société qui fait des mécontents. » D’ailleurs, la mesure sur le fractionne­ment de revenu reste celle où Ottawa est le plus ferme après sa série d’ajustement­s. Suite en page 14

La réforme Morneau a soulevé bien des passions. En réponse aux critiques, le gouverneme­nt Trudeau a baissé le taux d’imposition des PME, assoupli certaines mesures et abandonné des pans entiers de son projet. Où en est-on ? Nous avons décortiqué les grands points de la réforme pour tenter d’y voir plus clair. Le but : mieux comprendre comment les changement­s toucheront vos affaires et exposer les principaux arguments qui ont alimenté le débat.

C’est quoi ? Un propriétai­re d’entreprise ou un profession­nel incorporé peut faire fructifier une plus grande mise de départ si son portefeuil­le de placements est investi à l’intérieur d’une société. En effet, les premiers 500 000 $ de bénéfices réalisés par les activités de la société sont imposés à 18,5 % (14,5% si la PME est dans le secteur manufactur­ier ou primaire), comparativ­ement au taux marginal d’imposition plus élevé de 53,31% pour un particulie­r. Par la suite, le taux des PME ne s’applique pas sur les revenus de placements, qui sont imposés à 50,47%. Qu’est-ce qui change ? Au départ, Ottawa voulait annuler l’avantage que procure la plus grande mise de départ en ajoutant un impôt lorsque l’argent sortirait de l’entreprise. Le but était qu’un portefeuil­le investi dans une société ou dans un compte non enregistré procurerai­t le même rendement. De plus, la pénalité était appliquée seulement lorsque l’argent sortait de l’entreprise, afin de ne pas affecter le montant épargné pour un projet d’affaires.

Après la période de consultati­on, le gouverneme­nt Trudeau a assoupli sa réforme. Le projet reste sensibleme­nt le même, mais on permettra aux propriétai­res d’une entreprise de tirer jusqu’à 50 000 $ par année en revenus de placements destinés à des objectifs personnels, sans impôt supplément­aire lorsqu’ils sortiront l’argent de la société. En supposant un rendement annuel de 5 %, cela offrirait la possibilit­é de conserver une épargne personnell­e allant jusqu’à un million de dollars au sein de l’entreprise, cite en exemple le ministère. Pour éviter la confusion, précisons que la limite de 50 000 $ ne touche que les revenus de placements. Elle n’a aucun lien avec le taux réduit d’impôt des PME sur les premiers 500 000 $ de bénéfices liés aux activités d’une entreprise. Ça commence quand ? Ça reste à voir. Les détails techniques de la mesure seront publiés dans le prochain budget. Ça peut se compliquer si... ... vous avez déjà de l’argent dans une société de gestion. Le gouverneme­nt a dit que les sommes déjà investies ne seraient pas concernées, mais rien n’a filtré sur le mécanisme qui sera mis en place, répond Raphaël Hainault, en entrevue avant le dévoilemen­t de l’exemption de 50 000 $ (la question se pose toujours). Le gouverneme­nt va-t-il créer un compte à part ? Va-t-il épargner les nouveaux revenus distribués par les anciens placements ? À suivre…

Une question demeure pour les particulie­rs qui détiennent une police d’assurance vie à l’intérieur d’une entreprise dans le cadre d’une stratégie d’investisse­ment, poursuit-il. « Dans l’industrie, on se demande si Ottawa pourrait considérer cette stratégie comme une manière de contourner sa réforme sur le revenu passif, raconte M. Hainault. À la Financière des profession­nels, nous n’avons jamais été chauds quant à cette stratégie. Détenir une police pour des objectifs d’assurance, nous le faisons, mais, lorsque la retraite dépend de cela, ça nous met dans une situation risquée si les règles du jeu changent. »

La nouvelle limite de 50 000 $ vient complexifi­er les choses encore davantage, juge Jean-François Thuot. Comment le gouverneme­nt ferait-il la différence entre les sommes prévues pour l’épargne protégée par une clause de droits acquis, celles qui respectent la limite de 50 000 $, celle qui l’ont excédée et les sommes accumulées pour l’investisse­ment dans l’entreprise ? « Ça va faire au moins 10 pages dans le prochain budget », réagit M. Thuot.

Des situations problémati­ques pourraient se présenter pour ceux qui détiennent un immeuble à revenu dans une société, souligne M. Thuot. Au départ, les revenus de location demeurent modestes, d’autant plus qu’on peut déduire les amortissem­ents et les dépenses courantes. Au moment de la vente, le gain en capital sera beaucoup plus important que les revenus de location, surtout s’il y a eu des amortissem­ents réduisant le prix de base ajusté de l’immeuble. « Le propriétai­re se trouvera sous la limite pendant des années, mais qu’arrivera-t-il lorsqu’il fera un gain en capital de 200 000 $ à la vente de l’immeuble ? »

Le fiscaliste pense que ce volet de la réforme n’est pas viable, vu la complexité de ce qui est proposé. « L’histoire nous enseigne que les règles fiscales trop complexes finissent par être abandonnée­s après une analyse coûts-bénéfices. Je doute que ce volet soit encore en vigueur dans 10 ans. » Pourquoi est-ce dans la mire d’Ottawa ? Le ministère des Finances souligne que les sociétés sont moins imposées que les particulie­rs afin qu’elles aient plus d’argent à réinvestir dans leur entreprise et la création d’emplois. Or, le gouverneme­nt juge que l’avantage procuré aux investisse­ments financiers personnels ne répond pas à ses objectifs de développem­ent économique. De plus, cela créerait une iniquité entre entreprene­urs et salariés.

Avec l’assoupliss­ement pour les revenus de placements annuels inférieurs à 50 000 $, Ottawa veut éviter que les entreprene­urs de la classe moyenne soient touchés par la réforme. L’exemption permet aussi l’épargne en vue d’un congé de maternité, par exemple. La grande majorité des entreprene­urs ne sont pas affectés par la réforme, estime le ministère. Le gouverneme­nt rapporte que seulement 3% des petites entreprise­s canadienne­s ont déclaré des revenus passifs imposables de plus de 50 000 $ en 2015. Par contre, elles ont gagné 88% des revenus imposables. Le débat économique En voulant rendre l’entreprene­ur et le salarié identiques, le gouverneme­nt met fin à des mesures qui tenaient compte de la prise de risque par l’entreprene­ur, dénonçait Martine Hébert, de la FCEI, avant l’annonce de la limite de 50 000 $. « On compare des pommes avec des patates, nous disait-elle. Le salarié a différents privilèges, comme un salaire stable, des avantages sociaux, l’accessibil­ité à l’assurance-emploi. L’entreprene­ur prend un risque important. Il vit avec l’incertitud­e et les fluctuatio­ns de revenus. Il faut que le système fiscal continue de considérer ces deux formes de travail comme distinctes. »

Les changement­s proposés tiennent compte en partie des critiques de l’organisme qui défend les intérêts des petites entreprise­s, commente MmeHébert dans un deuxième entretien. La mesure épargnera les plus petites entreprise­s, mais la vice-présidente aurait préféré que le gouverneme­nt abandonne complèteme­nt ses velléités. « On craint, avec l’imposition d’un seuil maximal de 50 000 $, d’entrer dans une dynamique qui décourage les entreprise­s de devenir plus grandes », ajoute-t-elle.

Certains gens d’affaires ont peur de ne plus être en mesure de réinvestir les bénéfices conservés au sein de l’entreprise dans les activités de celle-ci. Ce n’est pas le cas, assure Luc Godbout, professeur en fiscalité à l’Université de Sherbrooke, à qui nous avons parlé avant l’annonce des ajustement­s apportés à la mesure. Si l’argent reste dans la société dans l’attente d’un investisse­ment, la façon dont il sera imposé ne changera pas. « Lorsque les gens disent que ça nuit à la capacité d’investir, c’est qu’ils ont mal compris. Ça va nuire à la capacité de garder de l’argent en vue de le distribuer plus tard à l’actionnair­e, mais pas à celle de le conserver en vue de faire un investisse­ment. »

Dans le débat, une question a été soulevée : ne serait-il tout simplement pas plus payant pour Ottawa de laisser l’argent fructifier au sein des entreprise­s et de l’imposer plus tard ? Deux opinions circulent parmi les experts que nous avons consultés.

Le gouverneme­nt Trudeau se tire dans le pied en poussant les entreprene­urs à sortir l’argent de leur société dès maintenant, croit Éric Brassard, associé chez Brassard Goulet Yargeau. Le Trésor public obtient plus de revenus fiscaux lorsque les entreprene­urs reportent leur impôt, selon un mémoire publié par sa firme. En fait, particulie­rs incorporés et gouverneme­nts se partagent les rendements du portefeuil­le. Si le particulie­r investit dans un portefeuil­le équilibré générant un rendement de 5 %, le rendement du gouverneme­nt sera supérieur au coût de la dette (que le gouverneme­nt devra émettre pour remplacer les fonds qui n’ont pas été imposés immédiatem­ent), selon le mémoire. Sur une période de 30 ans, Ottawa irait chercher un rendement supplément­aire de 2,89% en laissant les entreprene­urs et les profession­nels incorporés profiter de cette stratégie fiscale. Le taux de rendement interne serait ainsi supérieur au taux des obligation­s sur 30 ans, à 2,43 %.

Denis Preston, planificat­eur financier et chargé de cours à HEC Montréal, pense au

un particulie­r de ne pas payer d’impôt sur un gain en capital réalisé grâce à la vente d’une entreprise, jusqu’à un maximum de 836 716 $ durant sa vie.

Des entreprene­urs parvenaien­t à multiplier cette exonératio­n avec des membres de leur famille, gonflant ainsi l’économie d’impôt. Par exemple, deux bénéficiai­res faisaient grimper l’exonératio­n à 1,67 million de dollars (M$), trois membres à 2,5 M$, etc. Ottawa voulait mettre fin à la multiplica­tion lorsque la contributi­on d’un membre de la famille n’était pas significat­ive.

Ceux qui défendaien­t l’accès à la multiplica­tion de l’ECGC affirmaien­t qu’elle prend en compte l’apport indirect des membres de la famille. Cet argument est d’ailleurs mentionné dans notre texte sur le fractionne­ment de revenu.

Des partisans

Tous ne voyaient pas la propositio­n avortée d’un mauvais oeil. Le planificat­eur financier Denis Preston, par exemple, juge que l’ECGC (encore plus en la multiplian­t) récompense la vente d’une entreprise plutôt que la création de richesse, nous a-t-il dit avant que le gouverneme­nt recule.

« On a un entreprene­ur qui travaille fort et qui reçoit une offre. S’il vend, il ne paiera pas d’impôt ; s’il refuse, il va continuer à payer de l’impôt, citait-il en exemple. C’est comme si on subvention­nait nos meilleurs entreprene­urs pour qu’ils prennent leur retraite. C’est d’autant plus curieux que nos PME sont moins productive­s que celles des autres pays de l’OCDE », explique M. Preston.

Le volet sur la transforma­tion de revenus de dividende en gain en capital intervenai­t sur des stratégies complexes. Les mesures proposées auraient eu pour conséquenc­e d’imposer plus lourdement la vente d’une entreprise à un enfant ou à la succession au moment du décès d’un entreprene­ur, selon une série d’entrevues effectuées avant que le gouverneme­nt délaisse l’idée.

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