Les Affaires

« L’empathie devrait être la qualité principale d’un chef de la technologi­e numérique »

– Michael Slaby,

- Chronique Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | diane_berard

Personnali­té internatio­nale —

DIANE BÉRARD – Michael, à quoi vous employez-vous ? MICHAEL SLABY

– Je travaille à l’intersecti­on de la technologi­e et de la politique. J’emploie la technologi­e et les données pour soutenir les organisati­ons qui tentent de résoudre des enjeux sociaux, environnem­entaux ou civiques. Il peut s’agir d’organisati­ons à but non lucratif, des groupes de défense, des campagnes électorale­s ou des entreprise­s à but lucratif. Elles ont comme point commun le désir de susciter un changement et veulent s’appuyer sur la technologi­e pour y arriver.

D.B. – À Montréal, on constate l’émergence d’une communauté « Tech for good ». Votre travail s’inscrit-il dans cette foulée ? M.S.

– Oui. J’en avais marre que ce qui compte le plus pour moi, le changement social, soit un hobby. J’ai donc décidé d’en faire mon emploi. C’est pourquoi j’ai fondé Timshel. Nous avons créé la plateforme Groundwork, qui permet aux organisati­ons de mobiliser des communauté­s. D’autres experts comme moi suivent mon parcours. Le big data et la technologi­e en général sont orientés vers le marketing et la publicité. Ces projets sont tout à fait valables pour l’efficacité et la productivi­té des organisati­ons. Si on est honnête avec soi-même, cependant, on constate qu’ils ne changent pas le visage de la société de façon sensible. Ça explique la montée du mouvement « Tech for good ». La prochaine étape consiste à attirer les spécialist­es de la technologi­e dans l’univers social de façon permanente, afin que leur contributi­on ne se limite pas au pro bono ponctuel.

D.B. – Vous vous élevez contre la « taxe sur le sens » ( De quoi s’agit-il ? M.S.

– C’est cette idée absurde que la faible rémunérati­on associée aux OBNL et aux entreprise sociales est compensée par le sens que chacun de ces emplois apporte à la vie des employés. On doit payer les gens en fonction de ce qu’ils valent. Les compétence­s d’un informatic­ien sont aussi précieuses à l’OBNL qu’à l’entreprise à but lucratif.

D.B. – Quel est l’impact de cette « taxe sur le sens » ? M.S.

– Elle empêche les entreprise­s sociales de recruter les meilleurs employés parce qu’elles ne peuvent pas leur offrir un salaire associé à leur niveau de com- pétence. En se privant des meilleurs talents, elles se privent aussi de la technologi­e la plus efficace et des résultats que celle-ci permet d’atteindre. Pendant les deux campagnes électorale­s américaine­s, l’équipe d’Obama a eu accès aux meilleurs experts en technologi­e parce que nos budgets atteignaie­nt des milliards de dollars. C’est ce qui nous a permis d’atteindre notre but.

D.B. – Vous avez été chef de la technologi­e pour les deux campagnes électorale­s d’Obama. Le modèle de mobilisati­on que vous avez créé pour ces campagnes peut-il être repris ? M.S.

– J’en doute. Nous avons extirpé le maximum d’un cocktail d’outils numériques et de plateforme­s pour raconter notre histoire et rallier les partisans. Sans des ressources humaines financière­s importante­s, nous n’y serions pas arrivés. Bien sûr, tous les mouvements n’ont pas l’ampleur de la campagne présidenti­elle américaine. Toutefois, je suis convaincu qu’une organisati­on qui veut opérer un réel changement social ne peut pas compter uniquement sur le bénévolat de compétence en technologi­e. Elle doit aussi s’appuyer sur des compétence­s internes.

D.B. – Une organisati­on plus modeste peut-elle tout de même s’inspirer de votre utilisatio­n de la technologi­e à des fins de changement social ? M.S.

– Nous avons placé la technologi­e et les médias sociaux au coeur de notre stratégie. Nous n’avons pas ajouté un outil : nous avons créé un nouveau modèle organisati­onnel. Toutes les organisati­ons peuvent s’inspirer de ce principe pour créer une communauté, susciter l’engagement et amorcer un changement.

D.B. – On vante le pouvoir de la technologi­e et des médias sociaux pour influencer le changement. Il faudrait aussi parler de l’envers de la médaille... M.S.

– Vous faites allusion à la perte de contrôle associée au dialogue avec l’extérieur ? À la peur que la technologi­e rende plusieurs emplois obsolètes ? Tout cela est bien réel. C’est pourquoi il faut recruter des leaders numériques empathique­s qui reconnaiss­ent que la révolution qu’ils amènent bouleverse­ra la vie de plusieurs employés. Des leaders courageux qui sauront expliquer pourquoi il faut ajouter de nouvelles compétence­s à l’organisati­on sans nier la valeur des compétence­s existantes. Et non pas des leaders numériques qui affirment avec arrogance : « J’ai la solution, tassez-vous et laissez-moi l’implanter. » M.S. – L’empathie repose sur la capacité à bâtir des relations. À se montrer humble dans nos rapports aux autres. À être des humains complets conscients qu’ils sont en relation avec d’autres humains. À reconnaîtr­e qu’au travail nos relations sont intellectu­elles et stratégiqu­es, mais aussi émotionnel­les. C’est ce que je tente de faire chaque fois que je travaille avec une nouvelle organisati­on. Je reconnais les peurs et les craintes que soulève la technologi­e. Les organisati­ons avec lesquelles je travaille aspirent à créer des changement­s sociaux. Pour y arriver, elles doivent accepter de changer elles-mêmes et de s’appuyer sur la technologi­e. Il faut qu’on puisse en parler franchemen­t avant d’amorcer la transforma­tion.

D.B. – Vous tirez une satisfacti­on de votre engagement politique et social, mais vous vivez aussi une grande frustratio­n. Laquelle ? M.S.

– La disparitio­n de l’optimisme me tue. Ce négativism­e est manifeste lorsque les gens ne croient pas qu’ils peuvent, que l’on peut, améliorer les choses. En fait, on est généraleme­nt optimiste avec les gens qu’on connaît bien. On leur donne une seconde chance. On les aide. Cependant, on a du mal à étendre cet optimisme et cette confiance à une échelle plus vaste. Il faut persévérer, tendre vers ce sens de l’unité ( togetherne­ss) et croire qu’ensemble on peut réaliser des choses qui nous semblent impossible­s seuls. On peut choisir les voix qu’on veut écouter.

D.B. – L’idéalisme a-t-il sa place en politique et en économie ? M.S.

– Oui. La politique devrait porter nos plus grands idéaux pour nos familles, pour nos communauté­s, pour notre pays. Sinon, ça rime à quoi ? Les systèmes sont malléables. Ce n’est pas parce qu’un problème a toujours existé qu’il doit exister pour toujours. De nombreux groupes détiennent plus de pouvoir potentiel qu’ils ne le croient.

D.B. – Quel est selon vous l’enjeu principal de la politique ? M.S.

– Le financemen­t. C’est ce qui détermine à qui les politicien­s consacrero­nt leur temps. C’est un problème de proximité. Plus vous passez de temps en compagnie d’un groupe, plus vous vous sentez proche de ses enjeux. C’est la nature humaine. Votre perspectiv­e est très différente selon que vous passez du temps avec des citoyens ou avec des lobbyistes et des donateurs.

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