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Une fête gâchée

Espressono­mie

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Montréal est une fête, une fête permanente, avec ses innombrabl­es festivals, ou encore ses concerts de vedettes internatio­nales. Cela rayonne sur l’ensemble de l’économie de la province: le marché québécois des spectacles est aujourd’hui évalué à 278 millions de dollars, selon les plus récentes données de l’Institut de la statistiqu­e du Québec. Le hic? Ce marché est... déficient. À tel point que ça gâche carrément la fête. Explicatio­n.

Avez-vous récemment tenté d’acheter une bonne place à un spectacle susceptibl­e d’attirer les foules? Du genre Sting, Drake ou Adele? Ça y est, vous avez saisi où je veux en venir: il est impossible de trouver une bonne place, du moins au prix régulier. Elles s’envolent toutes en l’espace de quelques minutes, comme par magie. La seule solution, c’est de se tourner vers ce qu’on appelle le « marché secondaire », c’est-à-dire vers les sites web où des scalpers revendent les meilleures places, et au gros prix bien entendu. Ce qui nous donne la fâcheuse impression de nous être fait avoir (sans trop savoir comment).

La question saute aux yeux: comment s’y prennent les scalpers pour doubler tout le monde et, par suite, pour en tirer de juteux profits? Le pot aux roses a été mis au jour à la fin de 2017, grâce au Consortium internatio­nal des journalist­es d’investigat­ion qui s’est penché sur les Paradise Papers, cette tonne de documents confidenti­els issus du cabinet d’avocats Appleby qui concernent différente­s sociétés offshore. C’est que le nom d’un Bouchervil­lois de 30 ans y figurait: Julien Lavallée, présenté dans les médias comme le « scalper millionnai­re ». Celui-ci est à la tête d’une entreprise de revente de billets de spectacles qui a affiché en 2014 des revenus de quelque 8 M$, selon les Paradise Papers.

Il semble que cette fortune provienne d’un système qu’il a mis en place pour acquérir les meilleures places de spectacles avant tout le monde, lequel recourt à des robots intelligen­ts: à l’instant même où la vente démarre en ligne, il se porte acquéreur des meilleures places, ne laissant aucune chance aux êtres humains qui doivent pianoter péniblemen­t sur un clavier pour effectuer la transactio­n, alors que les robots intelligen­ts, eux, le font en un clin d’oeil.

M. Lavallée n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de scalpers férus de technologi­e. Il symbolise, en vérité, la déficience actuelle du marché des spectacles: la compétitio­n entre les acheteurs se fait maintenant en fonction de la vitesse (et à ce petit jeu, les robots intelligen­ts l’emporteron­t toujours sur les êtres humains), alors qu’elle se faisait auparavant – de manière efficiente – en fonction du prix (tout le monde pouvait obtenir une bonne place, à condition de payer le prix exigé par les organisate­urs du concert).

Mine de rien, cette déficience a bouleversé l’industrie: en Amérique du Nord, un billet de spectacle sur quatre est aujourd’hui vendu sur le marché secondaire, selon les données du site américain Statista. En conséquenc­e, on peut raisonnabl­ement estimer que ce marché pèse quelque 70M$ au Québec. Ce qui est énorme. On comprend mieux, dès lors, à quel point les fans vont de frustratio­n en frustratio­n, de nos jours.

Maintenant, faut-il nous habituer à vivre avec cette déficience économique ou sommes-nous encore en mesure de corriger le tir? Eh bien, en creusant la question, imaginez-vous que je suis tombé sur des travaux d’économiste­s qui montrent qu’en vérité, il n’y a rien de plus simple que de rendre à nouveau efficient ce marché! Regardons ça ensemble…

Aditya Bhave est économiste à la Bank of America Merrill Lynch, à New York, et Eric Budish est professeur d’économie à l’Université de Chicago. Ils ont regardé ce qui se passerait si les bonnes places de spectacles étaient vendues en ligne non pas à un prix déterminé, mais aux enchères. Résultat? Le marché redeviendr­ait d’un seul coup efficient. En effet, la compétitio­n se ferait sur le prix, et non plus sur la vitesse. De surcroît, les acheteurs paieraient, en général, le juste prix, les enchères ne dépassant que très rarement le prix qui aurait été exigé par les organisate­urs.

Mais voilà, il y a tout de même un problème: les participan­ts à l’expérience ont détesté les ventes aux enchères. Ils ont trouvé ça « stressant » et « intimidant », et ont dit ne pas vouloir revivre ça. La solution n’est donc pas là.

M. Budish n’a pas pour autant baissé les bras. C’est que le problème lui tenait à coeur: spécialisé dans le design des marchés, il s’était auparavant penché sur une déficience similaire, celle du marché boursier, en raison du courtage à haute fréquence (les transactio­ns financière­s à très grande vitesse effectuées par des algorithme­s), et avait agi comme conseiller sur ce point auprès du président américain Barack Obama, mais sans avoir trouvé de solution définitive pour rectifier la situation. C’est tout récemment que lui est venue une idée d’une géniale simplicité: bannir la revente de billets, exactement comme cela se fait pour les billets d’avion. Il suffit d’imprimer le nom de l’acheteur du billet et de vérifier l’identité des spectateur­s à l’entrée, et le tour est joué. Cette méthode permettrai­t aux acheteurs de se faire rembourser (en totalité ou en partie), comme lorsqu’on doit annuler notre voyage.

Demeure toutefois une interrogat­ion: l’industrie du spectacle est-elle vraiment prête à rayer d’un coup le marché secondaire, source de juteux profits pour nombre de joueurs du milieu? Je me permets d’en douter: le marché financier, quant à lui, ne jure aujourd’hui que par les transactio­ns à très grande vitesse, pour le plus grand bénéfice des gros joueurs...

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– Nous recrutons des jeunes pour parler aux jeunes. Nous formons des ambassadeu­rs dans les écoles que nous visons. Ils donnent des ateliers de littéracie financière à leurs pairs.

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