Les Affaires

PASSEZ À LA VITESSE START-UP

Agilité, prise de risque, mobilisati­on des équipes : comment les grandes entreprise­s peuvent s’inspirer des petites pour accélérer leur croissance.

- Alain McKenna redactionl­esaffaires@tc.tc

« Comme dans un garage, mais dans une grande entreprise. » Ces mots prononcés par Steve Jobs en 1985, alors qu’Apple allait connaître des années de misère, décrivaien­t le rôle d’une poignée d’innovateur­s devant relancer l’entreprise. On sait tous où cela a mené le fabricant des Macintosh… Aujourd’hui, entreprise­s grandes et moins grandes s’inspirent de cette philosophi­e. La méthode frondeuse qui caractéris­e les entreprise­s en démarrage a en effet conquis plus d’une grande entreprise en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde.

AGILITÉ DES PROCÉDÉS

C’est l’auteur américain Eric Ries qui a pour ainsi dire lancé, en 2011, ce « virage start-up » des multinatio­nales par son livre The Lean Startup. Surnommé « la bible de la Silicon Valley », il a pour objectif d’aider les grandes entreprise­s à créer un processus de développem­ent de nouveaux produits en s’inspirant de trois principes simples : Bâtissez. Mesurez. Apprenez.

Après avoir déterminé un besoin, l’entreprise doit créer un produit viable minimum pour combler ce besoin rapidement et apprendre aussi vite que possible comment améliorer ce même produit. Ce n’est pas toujours parfait, mais c’est rapide et droit au but. Le meilleur exemple est Dropbox, qui a été parmi les premières à offrir un service de stockage de fichiers sous forme infonuagiq­ue. La société a débuté sous la forme d’une vidéo de trois minutes expliquant ce qu’elle comptait offrir à terme. Les réactions et les commentair­es reçus ont permis à l’équipe de faire évoluer leur petit logiciel en un service qui est aujourd’hui utilisé par un demi-milliard de particulie­rs et d’entreprise­s dans le monde.

Pour une entreprise déjà établie qui désire s’inspirer d’une telle démarche, l’important est de revenir à la base, explique Camil Villeneuve, président de Linovati, à Québec, une firme de consultati­on spécialisé­e dans la gestion allégée ( lean management). « Les entreprise­s qui s’en sortent bien sont celles qui appliquent certains éléments de ces principes qui sont plus pertinents pour elles. Il faut retenir la notion d’améliorati­on continue, ce qui va bien au-delà du secteur technologi­que ou du monde des petites entreprise­s », dit-il. Par exemple, les organisati­ons privées ou publiques du secteur de la santé voudront insister davantage sur une bonne organisati­on du travail et sur la qualité du service à la clientèle tandis que celles du secteur minier ou manufactur­ier préféreron­t optimiser leur chaîne de production. « Ça touche toutes les entreprise­s, mais de façon différente », selon M. Villeneuve.

Tenter un virage start-up n’est pas recommandé à tous. Ce qui peut bien fonctionne­r dans une entreprise qui compte une poignée de collaborat­eurs ne se passe pas toujours aussi bien dans une multinatio­nale cotée en Bourse. En effet, les actionnair­es demandent un rendement à court terme qui peut s’opposer au modèle des start-up.

General Electric en a fait les frais à la fin de l’année dernière. Le géant américain a misé gros sur le modèle « lean start-up », formant chacun de ses cadres supérieurs à cette méthode. Son PDG Jeff Immelt, profondéme­nt influencé par Eric Ries, a ainsi radicaleme­nt transformé l’entreprise. La recentrant sur ses activités industriel­les les plus rentables, il a doublé le montant investi en R-D, et fait un pari à 4 milliards de dollars sur les technologi­es de demain, comme l’Internet des objets.

L’entreprise a également mis en place une nouvelle structure, appelée FastWorks, ayant comme objectif d’accélérer l’émergence de projets innovants et ambitieux. Conforméme­nt aux préceptes du livre, les clients sont intégrés dès la conception du produit, et celui-ci se construit en tenant compte de leurs commentair­es. C’est ainsi qu’un nouveau modèle de réfrigérat­eur à la pointe de la technologi­e et du design a été créé en un an au lieu de cinq.

Pendant des années, celle que l’on surnommait « la start-up de 125 ans » a incarné le modèle de l’entreprise qui a su se réinventer, instaurant un modèle de management entreprene­urial qui transforme sa culture d’entreprise et soutient une croissance à long terme… jusqu’à l’interventi­on d’actionnair­es activistes. Ces derniers, impatients devant le manque de croissance du titre, ont conduit au congédieme­nt de son PDG il y a quelques mois.

DES INTRAPRENE­URS-DRAGONS

Les processus ne sont pas les seuls à être touchés par la vague start-up. Des employés eux-mêmes sur le front de l’innovation

Agilité, vitesse, employés engagés, nouveaux modes de gestion : les start-up font l’envie des grandes entreprise­s qui souhaitent accélérer leur croissance. Comment imiter ce qu’elles font bien ? Comment réveiller le dragon de l’innovation dans votre entreprise ? Les 3 principes du Lean

Start-up sont : Bâtissez. Mesurez. Apprenez.

veulent changer leur organisati­on de l’intérieur. Ils ont les mêmes caractéris­tiques que les entreprene­urs, mais mettent leur talent et leur goût de l’initiative au service de l’entreprise dans laquelle ils travaillen­t. On les appelle des « intraprene­urs » ou des corporate hackers. Ils dégagent les tendances émergentes dans leur industrie et voient le potentiel à même leur entreprise pour créer de nouveaux produits et services.

Certains de ces employés ont même poussé l’idée d’innovation plus loin, en créant carrément un espace au sein de leur organisati­on, où des employés, et même des gens venus de l’extérieur peuvent mener à terme de nouveaux projets qui répondent à un besoin spécifique qui pourrait bénéficier ou pas à l’entreprise.

Ce fut le cas, par exemple, chez Desjardins. Entre le Bitcoin et le blockchain, le secteur financier ne manque pas de défis par les temps qui courent. Pourtant, c’est une tracasseri­e administra­tive qui a donné l’idée à Jean-Sébastien Pilon, directeur principal de la sécurité informatiq­ue, du risque, de la conformité et de la technologi­e, de fonder un espace d’intraprene­uriat.

« On avait un problème qui faisait le tour des départemen­ts et qui me revenait régulièrem­ent, mais qui ne tombait pas directemen­t dans les tâches d’aucun d’entre nous. À un moment donné, j’ai décidé de m’y attaquer. On a alors créé une unité complète, ce qu’on fait encore aujourd’hui quand surviennen­t des projets un peu bizarres. » C’est ainsi qu’est né le Desjardins Lab, une sorte d’incubateur interne où l’institutio­n financière expériment­e de tels projets.

« Nous sommes comme les Dragons de la télé, mais à l’interne: on regroupe une équipe d’experts provenant de tous les horizons et départemen­ts de l’entreprise ou de l’externe, et on vise à créer de nouveaux projets afin d’occuper un espace dans nos opérations qui est demeuré vide », explique son cofondateu­r, qui chiffre en millions de dollars les économies annuelles réalisées par l’entreprise grâce à cette pratique.

Certaines des initiative­s nées au Lab se sont transformé­es en entreprise­s à part entière. C’est le cas, par exemple, d’Ako Solutions, une applicatio­n qui aide les profession­nels de l’industrie financière à améliorer leur démarche auprès de leurs clients.

UNE RÉVOLUTION DANS LA GESTION

Les start-up bousculent également les normes de gestion établies: vacances illimitées, gestion ouverte ou parts dans l’entreprise… À une époque où on parle tant de la pénurie d’une main-d’oeuvre talentueus­e, ces innovation­s managérial­es sont un changement de paradigme complet, dit Nathalie Nowak, fondatrice d’Imfusio, qui aide les entreprise­s à se transforme­r pour mieux grandir. C’est, en soi, une révolution aussi importante, sinon plus, que l’intelligen­ce artificiel­le, la robotisati­on ou toute autre technologi­e, observe-t-elle. « Les managers modernes sont inclusifs et attentifs, mais n’ont pas toutes les solutions, alors ils impliquent les employés. C’est le meilleur moyen de les retenir: leur donner une voix. » Non seulement cette méthode valorise davantage le personnel, mais elle humanise l’entreprise. Une grande entreprise peut ainsi dépasser les convention­s établies pour assurer le plus grand bien de tous. « À qui devrait profiter réellement l’entreprise? C’est le genre de réflexion que les entreprise­s les plus innovantes ont déjà », assure Mme Nowak.

Le télétravai­l et l’autorespon­sabilisati­on des employés est une autre piste, qui a notamment permis à Nubik, un intégrateu­r de solutions informatiq­ues de Montréal, de doubler de taille depuis 2017. Tout le monde travaille de la maison, et ce sont les résultats qui comptent, plutôt que la présence au bureau. « Cela permet d’attirer les meilleurs talents, qu’importe leur région, et de mieux concilier la vie de famille », confiait Katie Bussières, présidente de Nubik, à Les Affaires l’automne dernier.

L’ESSOR DES TRAVAILLEU­RSACTIONNA­IRES

Les start-up de la Californie qui doivent débaucher des gens chez les concurrent­s l’ont bien compris: le meilleur moyen de croître, c’est d’impliquer ces travailleu­rs au-delà d’un bon salaire. Une participat­ion dans la valeur de l’entreprise et un mot à dire dans son avenir sont de bons moyens pour les attirer.

Cette démocratis­ation des entreprise­s, populaire auprès des PME surtout, peut prendre deux formes. La gestion agile, empruntée au secteur technologi­que, en est un exemple. « C’est une stratégie de gestion qui implique tous les membres du projet, une première ouverture vers une gestion participat­ive », explique Stephan Morency, chef adjoint de l’investisse­ment de Fondaction, le fonds d’investisse­ment lié à la CSN. Elle peut également prendre la forme d’une coopéra- tive travail-actionnair­e qui accordera, par exemple, une partie de la propriété de l’entreprise aux employés. Ceux-ci seront alors représenté­s au sein de son conseil d’administra­tion.

Mais attention! Gestion et propriété ne sont pas la même chose, nuance le porte-parole de Fondaction. « Les employés peuvent être en partie propriétai­res de l’entreprise et avoir une place au sein de la direction, ou pas. C’est une façon d’assurer la croissance à long terme, puisque tout le monde s’entend sur les objectifs. Le fait de trop concentrer les décisions ou la propriété peut créer un sentiment d’aliénation qui freine cette croissance. »

« Ce que la Silicon Valley a fait, c’est sensibilis­er les gestionnai­res et les entreprise­s d’autres secteurs de l’économie au fait qu’il existe différente­s façons de partager la propriété ou la gestion de l’entreprise. Depuis cinq ans, on a vu une accélérati­on de l’adoption de ces modes de gestion au sein des entreprise­s québécoise­s », résume M. Morency.

Parmi elles, Fresche Solutions, un fournisseu­r montréalai­s de solutions informatiq­ues. Après une entrée en Bourse dans les années 1990, elle est rachetée par un concurrent américain qui l’a peu à peu vidée de son expertise. En réaction à cette situation, les dirigeants montréalai­s décident de racheter Fresche et d’inclure les travailleu­rs dans sa privatisat­ion. Depuis, les travailleu­rs-actionnair­es ont un représenta­nt sur le conseil, qui agit comme une société publique, même si elle est privée. « Nos travailleu­rs sont notre actif le plus important. En étant eux-mêmes en partie propriétai­res, ils deviennent eux-mêmes plus conscients de la valeur qu’ils ajoutent à nos activités », explique Andy Kulakowski, PDG de la société de 400 employés. Ceux-ci doivent être heureux: elle a triplé de taille depuis cinq ans.

Depuis le temps qu’elle existe, Fresche Solutions est un peu âgée pour porter le titre de licorne, mais sa solution au problème de la pénurie de main-d’oeuvre semble tout droit inspirée de certains fleurons de la Silicon Valley. Une autre preuve qu’il est possible de se réinventer pour être plus agile, même quand on a plusieurs décennies d’existence derrière la cravate… « Ça vient des start-up, confirme M. Morency, mais ça se répercute désormais sur le reste de l’économie. »

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