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SALAIRE MINIMUM: LE COMPROMIS QUÉBÉCOIS EST-IL LA BONNE SOLUTION?

- Stéphane Rolland stephane.rolland@tc.tc srolland_la

Faut-il utiliser le trésor public pour sortir les bas salariés du Québec de la pauvreté ou plutôt demander aux employeurs de verser des salaires plus élevés ? Bien des économiste­s et des groupes d’intérêts débattent de la question. Alors que l’Ontario et l’Alberta augmentero­nt le salaire minimum à 15 $ d’ici janvier 2019, le Québec coupe la poire en deux : un salaire plus faible, 12 $, et une aide gouverneme­ntale aux moins nantis plus forte. Il recourt ainsi aux transferts fiscaux pour pallier la faiblesse du salaire minimum, tout en l’augmentant à un rythme plus rapide que l’inflation.

Faut-il suivre son modèle?

L’économiste Pierre Fortin juge que le compromis québécois est le bon. Un salaire minimum trop élevé nuirait aux travailleu­rs précaires qu’on souhaite aider, selon l’expert. Son premier rapport sur le salaire minimum, publié en 1978, a grandement influencé la démarche de tous les gouverneme­nts qui se sont succédés à Québec depuis quarante ans. « On veut que le salaire minimum soit le plus élevé possible, car c’est un des instrument­s qu’on a pour combattre la pauvreté, explique-t-il en entrevue. Le problème, c’est que, s’il est trop élevé, ça répand le chômage. Plus la main-d’oeuvre coûte cher, plus les entreprise­s vont vouloir économiser sur le coût de la main-d’oeuvre. »

M. Fortin en est arrivé à cette conclusion après avoir analysé le contexte économique difficile qui sévissait sur le marché québécois de l’emploi dans les années 1970. En 1966, le salaire minimum moyen s’établissai­t à 44 % du salaire moyen. Celui-ci a rapidement progressé dans les dix années suivantes, pour atteindre 55 % dix ans plus tard. En 1976 et 1977, le taux de chômage des jeunes a bondi de 6 points de pourcentag­e, à 19,5 %, tandis qu’il est resté relativeme­nt stable dans le reste du Canada.

L’économiste a attribué ces difficulté­s à l’augmentati­on importante du salaire minimum. Il en est venu à la conclusion que le seuil de 45 % du salaire moyen ne devait pas être dépassé. À Québec, on veut atteindre le seuil de 50 % d’ici 2020. À 12 $ en mai 2018, celui-ci représente 48,1% du taux horaire moyen de 2017 (on peut donc penser que le seuil sera un peu plus bas lorsqu’on le compare à la moyenne de 2018). « Je vous fais remarquer que René Lévesque n’était pas un idéologue de droite, souligne-t-il. C’était quelqu’un de centre gauche avec un penchant favorable pour les travailleu­rs et les syndicats. Quand il a vu l’impact de la hausse du salaire minium sur le chômage, il l’a gelé pendant cinq ans. »

Quatre économiste­s de la Banque du Canada formulent la même hypothèse, dans une note publiée en décembre dernier. Les augmentati­ons prévues dans les provinces canadienne­s, beaucoup plus marquées en Ontario et en Alberta, pourraient entraîner la suppressio­n de 60000 emplois au pays, selon eux. Ces pertes pourraient se situer entre 30000 et 140000, selon les scénarios envisagés. Toutefois, les auteurs anticipent que l’effet sur les revenus des travailleu­rs dans l’ensemble sera positif.

Si la province de Québec augmentait, elle aussi, le salaire minimum à 15 $, l’impact sur le marché de l’emploi se ferait sentir différemme­nt selon les régions, estime Alexandre Moreau, analyste en politique publique à l’Institut économique de Montréal, un think tank qui prône le libre marché. M. Moreau croit, lui aussi, qu’il y a un écart à ne pas franchir par rapport au salaire moyen. Ainsi, un salaire horaire de 15 $ mettrait beaucoup plus d’emplois à risque dans la MRC du Rocher-Percé, par exemple, que dans les banlieues de Montréal et de Québec, avance-t-il.

Le spectre de pertes massives d’emplois est exagéré, objecte pour sa part Mathieu Dufour, chercheur à l’Institut de recherche et d’informatio­ns socioécono­miques, un think tank de gauche. Le nombre d’emplois mis à risque par un salaire minimum de 15 $ de l’heure serait plutôt de l’ordre de 6000 à 20000, affirme l’économiste, qui enseigne à l’Université du Québec en Outaouais. S’il reconnaît qu’il s’agit d’une épreuve difficile pour ces travailleu­rs, les impôts plus élevés obtenus grâce aux meilleurs salaires versés permettron­t à ses yeux de financer un soutien à l’emploi pour les personnes touchées.

Sans compter qu’une hausse du salaire minimum stimulerai­t la croissance économique, ajoute M. Dufour. « En redistribu­ant du pouvoir d’achat vers les bas salariés, l’économie locale est ainsi stimulée. Les gens qui gagnent le salaire minimum n’ont pas la marge de manoeuvre pour épargner, alors ils vont dépenser localement. C’est d’abord une question de justice, mais les effets économique­s sont intéressan­ts. »

C’est le moment de passer à l’action, plaide Daniel Boyer, président de la Fédération des travailleu­rs et travailleu­ses du Québec. Le contexte économique est propice à une augmentati­on du salaire minimum, selon lui. La situation est bien différente de ce qu’on observait dans les années 1970. « On est presque dans une période de plein emploi, commente le dirigeant de la plus grande centrale syndicale du Québec. On cherche du monde pour travailler. »

L’impact sur les PME

Sur le terrain, les entreprene­urs ontariens sont déjà en train d’adapter leur plan d’entreprise, constate Simon Gaudreault, directeur des affaires économique­s à la Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te. Le lobby des petites entreprise­s a décidé de suivre 100 de ses membres ontariens pour connaître leurs intentions.

Déjà, en décembre (une première hausse de 11,60 $ à 14 $ est en vigueur depuis janvier), 28% des répondants ont décidé de réduire le nombre d’employés. Ils sont 31 % à prévoir réduire le nombre d’heures offertes. Toujours chez les employés, les jeunes travailleu­rs seraient plus touchés puisque 50 % des entreprene­urs veulent réduire ou abandonner l’embauche de jeunes travailleu­rs. De plus, 44 % décideront de retarder des projets d’investisse­ment. « Au bout du compte, l’impact ne se fera pas sentir seulement chez les entreprene­urs, mais sur toute l’économie, car on nuit à l’emploi et on freine les investisse­ments », résume M. Gaudreault.

« On veut que le salaire minimum soit le plus élevé possible, car c’est un des instrument­s qu’on a pour combattre la pauvreté. Le problème, c’est que, s’il est trop élevé, ça répand le chômage. Plus la maind’oeuvre coûte cher, plus les entreprise­s vont vouloir économiser sur le coût de la main-d’oeuvre. » – Pierre Fortin, économiste

L’idée que des entreprise­s gèrent leurs coûts en réaction à l’améliorati­on des conditions salariales des personnes plus vulnérable­s en a choqué plusieurs, reconnaît M. Gaudreault. Les entreprene­urs qui ont pris cette décision n’avaient cependant pas le choix, estime-t-il. « En Ontario, on a mis les entreprene­urs au pied du mur, poursuit-il. L’argent pour payer les employés n’apparaîtra pas par magie. C’est un mythe de penser que les entreprene­urs roulent sur l’or. La grande majorité des propriétai­res d’entreprise­s gagnent moins de 73000 $ par année et travaillen­t de nombreuses heures. »

L’impact de la décision ontarienne sur les dépenses des petites entreprise­s est probableme­nt bien plus modeste, rétorque Alexandre Taillefer, l’un des rares hommes d’affaires à avoir pris position publiqueme­nt en faveur d’un salaire minimum à 15 $ au Québec. La hausse est de 30 % sur deux ans, mais l’impact sera relativeme­nt beaucoup plus petit pour les entreprise­s, selon l’ancien Dragon. La situation est différente d’une entreprise à l’autre, mais la rémunérati­on ne représente qu’une portion des coûts d’une entreprise, explique-t-il. De plus, il est très probable que seulement une partie de la masse salariale soit touchée. « Supposons que la maind’oeuvre représente 30 % de vos intrants, donnet-il en exemple. Ensuite, le nouveau salaire minimum entraîne une hausse de 10 % de votre masse salariale. Au bout du compte, ça fait une augmentati­on des coûts de 3 %. Je trouve ça loufoque de dire que ça va pousser les gens à robotiser davantage. Oui, la robotisati­on est inévitable et demandera une aide aux travailleu­rs touchés, mais ce n’est pas le salaire minimum qui en est responsabl­e. »

Les entreprise­s pourraient même y trouver leur compte, ajoute M. Taillefer. Des études ont montré que les employeurs qui avaient augmenté le salaire de leurs employés moins nantis avaient vu la qualité du travail effectué et le taux de rétention s’améliorer.

Un coup de pouce fiscal

Depuis 40 ans, la politique officieuse des gouverneme­nts qui se sont succédé à Québec a été de compenser la faiblesse du salaire minimum à l’aide de la redistribu­tion fiscale. Une étude de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, publiée en 2016, le montre bien. En 2016, le travailleu­r à temps plein (40 heures semaine) qui gagne le salaire minimum s’en tirait mieux que ceux des autres provinces, en tenant compte de la fiscalité et du coût de la vie, selon l’étude.

Par exemple, un travailleu­r célibatair­e aurait gagné 114 % de la mesure du panier de consommati­on, un indicateur permettant de mesurer le minimum nécessaire pour vivre. Une famille monoparent­ale atteignait 132 %. Un couple avec deux enfants, dont un seul des parents travaille, atteignait 118 %. Les auteurs ne se prononcent pas sur la pertinence d’augmenter, ou pas, le salaire minimum. Nous avons vu les données de l’étude reprises par les opposants et les partisans d’une hausse : dans un cas pour dire qu’un changement de cap n’était pas nécessaire, dans l’autre pour dire que les contribuab­les n’avaient pas à payer pour se substituer aux employeurs et qu’il fallait plutôt augmenter le salaire minimum.

L’Institut économique de Montréal pense, pour sa part, que l’aide fiscale est plus efficace pour cibler ceux qu’on tente d’aider. « Les transferts fiscaux de cette nature sont beaucoup plus efficaces pour sortir les gens de la pauvreté qu’une hausse du salaire minimum, commente M. Moreau. Parmi les gens qui travaillen­t au salaire minimum, il y a de jeunes étudiants qui vivent dans un ménage aisé. Ce ne sont pas toujours des gens qui ont besoin d’aide. Avec les transferts, on peut prendre des mesures ciblées qui prennent en compte l’ensemble du ménage. »

L’argument est repris par les associatio­ns patronales. Côté syndical, M. Boyer ne voit pas les choses du même oeil. À 12 $ au mois de mai prochain, il juge que le salaire minimum sera tout simplement insuffisan­t pour vivre décemment. « Le discours patronal est bizarre, ironise-t-il. Les associatio­ns patronales veulent le moins d’interventi­on de l’État possible et elles les dénoncent chaque fois. C’est drôle que quand ça sort de leur poche, il faille que ça vienne de l’État. C’est la responsabi­lité d’un employeur que ses employés, qui lui permettent de faire des sous, vivent décemment. »

Au bout du compte, le compromis québécois coûte cher, juge Mathieu Dufour. Le soutien financier aux travailleu­rs québécois qui gagnent le salaire minimum coûte près de 3 milliards de dollars aux contribuab­les, selon une étude de l’IRIS. De plus, les gouverneme­nts renoncent à des impôts. Bonifier le salaire minimum québécois à 15 $ ajouterait entre 681M$ et 968M$ en revenus fiscaux au gouverneme­nt provincial et entre 521M$ et 748M$ au gouverneme­nt fédéral.

M. Dufour associe le salaire minimum en vigueur à une « subvention déguisée aux entreprise­s qui ne paient pas une rémunérati­on décente ». « La population semble ne pas avoir une grande tolérance lorsqu’on augmente les taxes et les impôts, ajoute le professeur. Si on augmentait les transferts fiscaux à ces travailleu­rs pour leur permettre de vivre décemment, on serait probableme­nt obligé de couper dans les services. À l’inverse, une augmentati­on du salaire minimum permettrai­t d’atteindre les mêmes objectifs à moindre coût pour le contribuab­le. »

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« Je trouve ça loufoque de dire que ça va pousser les gens à robotiser davantage. Oui, la robotisati­on est inévitable et demandera une aide aux travailleu­rs touchés, mais ce n’est pas le salaire minimum qui en est responsabl­e. » – Alexandre Taillefer, entreprene­ur

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Les augmentati­ons prévues dans les provinces canadienne­s (beaucoup plus marquées en Ontario et en Alberta) pourraient entraîner la suppressio­n de 60000 emplois au pays, selon quatre économiste­s de la Banque du Canada. Ces pertes pourraient se situer...
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