Camionneur, un métier dépassé
Suncor Énergie a lancé une bombe. La pétrolière canadienne a annoncé en janvier qu’elle allait supprimer au pays quelque 500 postes de camionneur au cours des six prochaines années, à mesure qu’elle allait se doter de camions 100% autonomes.
D’ici la fin de l’année, 150de ces camions sillonneront 24h/24la mine de sable bitumineux North Steepbank, non loin de Fort McMurray, en Alberta, et ce, à l’aide d’algorithmes leur permettant de suivre des itinéraires prédéterminés, de détecter le moindre obstacle et d’éviter tout accident. Cela se fera sous la supervision d’un centre de contrôle géré à distance par quelques humains. Au bout du compte, les camions autonomes Komatsu mettront toutefois bel et bien à pied 500 camionneurs.
« Les nouveaux camions sont nettement plus sécuritaires, plus productifs et moins coûteux », explique Mark Little, chef de l’exploitation chez Suncor, en soulignant que leur exploitation entraînera « la création d’une centaine de postes encore inexistants (programmation, etc.) ».
Bref, la robotisation couplée à l’intelligence artificielle amènera la pétrolière à sabrer sans vergogne sa masse salariale.
À n’en pas douter, ce qui se passe aujourd’hui chez Suncor préfigure ce qui se passera partout au Canada où l’on fait appel aux camionneurs. « Les changements à venir risquent vraiment de tourner au cauchemar, car le secteur du transport fournit actuellement du travail à 1,1 million de personnes au Canada », estime le récent rapport «Paver la voie: Technologie et futur du véhicule automatisé» du Comité sénatorial permanent des transports et des communications.
De fait, les avancées technologiques sont majeures en ce sens. À Blainville, le Centre de test et de recherche pour les véhicules motorisés (CTRVM) a expérimenté, en août 2017, ce qu’on appelle la « circulation en peloton » : un camion semi-automatisé est conduit par un être humain et celui-ci est suivi par une ribambelle de camions automatisés, espacés d’une distance prédéterminée. Sur l’autoroute, les voitures et les autres véhicules peuvent ainsi se glisser entre les camions de manière tout à fait sécuritaire.
« Nos tests ont montré qu’on pouvait effectuer des économies nettes de carburant de 14% dans le cas où la distance entre les camions est courte (17,4 mètres) », dit Franck N’Diaye-Bonny, directeur général, du CTRVM. Jean-Marc Picard, directeur exécutif, de l’Association du camionnage des provinces de l’Atlantique, abonde dans le même sens: « Les économies en carburant peuvent même atteindre 20% lorsqu’on circule en peloton de façon idéale », ce qui peut représenter pour l’industrie des économies annuelles se chiffrant à « plusieurs millions de dollars » d’après lui.
Ce n’est pas tout! Un projet inédit a d’ores et déjà vu le jour, histoire de favoriser l’avènement des camions autonomes sur nos routes. Il s’agit de la création d’un couloir autoroutier nord-sud adapté aux véhicules automatisés, qui relierait le Canada au Mexique en passant par le centre des États-Unis. En plus des pelotons de camions automatisés, cette voie serait également utilisée par des drones autonomes, lesquels voleraient à basse altitude dans un couloir aérien situé juste au-dessus du bitume. Ce projet de la Central North American Trade Corridor Association est-il farfelu? Aucunement. Un test grandeur nature en ce sens vient d’ailleurs d’être couronné de succès...
La start-up californienne Embark a vu en février son semi-remorque automatisé aller sans encombre de Los Angeles à Jacksonville, en Floride. Par souci de sécurité, un camionneur avait été placé dans la cabine de pilotage, mais celui-ci n’a jamais eu à intervenir durant le trajet autoroutier de près de 4 000 km.
Le camion en question était un modèle standard du constructeur Peterbilt. Embark l’avait équipé de cinq caméras, trois radars et deux détecteurs à laser, ce qui lui permettait de savoir tout ce qui se passait autour de lui. Puis, elle l’a doté d’une intelligence artificielle, à même de traiter en temps réel toutes les données ainsi recueillies et, le cas échéant, de réagir à tout imprévu en un clin d’oeil. Enfin, elle lui a indiqué le point de départ et le point d’arrivée. Et le tour était joué!
Embark n’a vu le jour qu’en 2016 et a pourtant déjà levé 17,2M$ US auprès d’investisseurs comme Data Collective, Maven Ventures, AME Cloud Ventures et Y Combinator. Elle s’apprête maintenant à acheter 40 semi-remorques et à les faire sillonner les États-Unis afin d’apporter les preuves indiscutables de la supériorité des camions automatisés sur les camionneurs humains.
Il faut nous faire à l’idée que le métier de camionneur est en passe de devenir obsolète. Cela pourrait même se produire plus vite qu’on le pense: au Canada, l’industrie du camionnage s’attend à une pénurie de 25 000 à 30000camionneurs d’ici 2024. Or, quoi de plus facile que de contourner cet obstacle grâce au recours aux camions automatisés?
Un signe ne trompe pas: même les lobbyistes de Teamsters Canada semblent baisser les bras, comme si le combat était perdu d’avance. L’anecdote est authentique: l’un d’eux, Phil Benson, a approché le Comité sénatorial pour attirer son attention sur un point, celui de... la retraite des camionneurs! Il a indiqué que si les camions automatisés faisaient diminuer le nombre de camionneurs, alors le nombre de contributeurs aux régimes de retraite chuterait, et par suite, « la probabilité serait forte que ces régimes ne tiennent pas leurs promesses, en raison d’un sous-financement massif ».
M. Benson a raison, bien entendu, mais son combat ne vise qu’à atténuer l’impact de la défaite annoncée. Ce faisant, il trahit, en vérité, notre impuissance collective quant à l’irrésistible ascension de l’intelligence artificielle dans nos vies...
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