Les Affaires

Personnali­té internatio­nale

– Raj Sisodia,

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc Chroniqueu­r | diane_berard

Raj Sisodia, professeur au Babson College et cofondateu­r de Conscious Capitalism inc.

Personnali­té internatio­nale —

DIANE BÉRARD – Qu’est-ce que le capitalism­e et le leadership conscient? RAJ SISODIA

– C’est un capitalism­e qui repose sur un niveau élevé de conscience. Lorsque votre niveau de conscience est faible, vous êtes en mode survie. Tout devient une affaire de concurrenc­e. Il faut croître ou mourir, toute autre issue semble impossible. Lorsque votre conscience s’élève, vous réalisez qu’un monde gagnant-gagnant est possible.

D.B. – Pourquoi un professeur et chercheur spécialisé en marketing s’est-il intéressé au leadership conscient? R.S.

– Pendant les dix années où j’ai enseigné le marketing (1995-2005), j’ai observé la tendance suivante: les entreprise­s investissa­ient de plus en plus en marketing pour de moins en moins de résultats. Le degré de confiance et de satisfacti­on de la clientèle baissait constammen­t. Nous avons cherché pourquoi. Notre projet consistait à rédiger un livre intitulé À la recherche de l’excellence en marketing. Nous voulions découvrir le secret des entreprise­s les plus performant­es en marketing. Nous avons découvert 28 entreprise­s, comme Costco, Autodesk et Whole Foods, qui investissa­ient moins que la moyenne en marketing et qui, pourtant, affichaien­t de meilleurs résultats. Toutes ces entreprise­s ont surclassé 14 fois l’indice S&P 500 sur une période de 15 ans. Elles avaient trois points communs: une mission au-delà des profits, un souci de toutes leurs parties prenantes et un leadership plus inclusif, moins simpliste. Le livre s’est finalement intitulé Des firmes de passion ( Firms of Endearment: How World-Class Companies Profit from Passion and Purpose, 2007).

D.B. – Le leadership conscient repose, entre autres, sur une mission chargée de sens. Ce n’est pas évident pour certaines industries telles les mines et les banques... R.S.–

Il faut revenir à la base: à quoi votre produit sert-il? Comment change-t-il la vie des gens? L’exemple des banques est intéressan­t. Elles ont perdu leur raison d’être originale, soit accompagne­r les clients dans leur vie financière. Elles se contentent de conclure des transactio­ns, soit vendre des produits. Elles ont aussi coupé leur ancrage dans la collectivi­té. Quant aux minières, elles doivent répondre à la même question que toutes les autres entreprise­s: à quoi mon pro- duit sert-il ultimement? À cela s’ajoute une autre question: comment puis-je le produire en générant le moins d’impact négatif possible ? Les entreprise­s ne répondent plus aux besoins des clients. Elles profitent de leurs pulsions et de leurs insécurité­s pour vendre des choses dont ils n’ont pas besoin.

D.B. – Vous proposez des questions pour évaluer les piliers du leadership conscient dans une entreprise. Pouvez-vous nous donner quelques exemples? R.S.

– Pour évaluer le sens de votre mission, demandez-vous, entre autres, ce que ça changerait à la vie de vos clients si vous fermiez boutique. Iraient-ils simplement voir ailleurs ou seraient-ils vraiment déçus? Vos investisse­ments en R-D servent-ils uniquement le profit ou contribuen­t-ils à remplir votre mission? Pour évaluer votre relation avec vos parties prenantes, vérifiez la fréquence de vos échanges avec elles et la nature de ces échanges. Diriez-vous qu’ils sont empreints de bonne volonté et de confiance? Pour sonder le niveau de conscience de vos leaders, demandez-vous si ceux-ci peuvent situer l’entreprise dans la société. Leurs agissement­s démontrent-ils qu’ils sont conscients de l’interdépen­dance entre votre organisati­on et les autres écosystème­s?

D.B. – Pourquoi une entreprise voudrait-elle pratiquer le leadership conscient? R.S.

– La réponse la plus répandue est le désir de motiver et de retenir ses employés et de gagner, ou regagner, la confiance de ses clients.

D.B. – Pourquoi une entreprise ne s’y intéresser­ait-elle pas? R.S.

– Parce que le modèle militaire a la vie dure. La structure et le fonctionne­ment des entreprise­s sont calqués sur ceux de l’armée. On commande et on contrôle. Les ordres cascadent du haut vers le bas. Les concurrent­s sont des ennemis. Il faut capturer des parts de marché. Ce langage toxique maintient les entreprise­s et leurs dirigeants dans une pensée guerrière et un niveau de conscience faible.

D.B. – Y a-t-il des déclencheu­rs de prise de conscience chez les dirigeants? R.S.

– Il en existe plusieurs. Parfois, c’est la crise de la quarantain­e. Parfois, une lecture, une rencontre ou une expérience. Parfois même, le départ des enfants du nid familial marque une quête de la prochaine étape.

D.B. – Pour les organisati­ons, quels sont les déclencheu­rs d’un virage vers un leadership conscient? R.S.–

Le plus fréquent est l’arrivée d’un nouveau leader plus conscient.

D.B. – Vous estimez que de nombreux gestionnai­res ont d’abord été idéalistes. Que leur est-il arrivé? R.S.

– Ils ont étudié dans des écoles de gestion. On leur a enseigné des outils de mesure de succès qui ont peu à voir avec une conscience de soi et des autres. Petit à petit, ils se sont déconnecté­s de leur humanité pour croire que la finalité des affaires était une question de chiffres. C’est ce que bon nombre d’entre eux appliquent lorsqu’ils obtiennent leur diplôme.

D.B. – Vous observez l’émergence d’une troisième génération de leaders en entreprise. Expliquez-nous.. R.S.

– On a d’abord eu les leaders militaires attirés par le pouvoir. Puis, on a vu paraître les leaders mercenaire­s attirés par l’argent. Cela s’explique par la hausse faramineus­e de la rémunérati­on des dirigeants. Nous observons aujourd’hui une autre vague: les leaders missionnai­res. Ils ont un sens des proportion­s. Ils placent leurs actions et celles de l’organisati­on dans un contexte plus vaste. Et leur niveau de conscience leur permet de reconnaîtr­e la complexité du rôle des entreprise­s. –

D.B. Le leadership conscient n’est tout de même pas la norme. Comment réagissez-vous par rapport aux sceptiques? R.S.

– Je ne cherche pas à les convertir. Je ne les blâme jamais. Je m’appuie plutôt sur des arguments logiques. Je présente les chiffres. Les entreprise­s consciente­s affichent de meilleurs résultats à long terme. Mais j’ai beau le démontrer, cela ne suffit pas toujours. Les dirigeants doivent être mûrs pour un virage. Hier, j’ai parlé de capitalism­e conscient à un groupe de dirigeants brésiliens. Certains vont retourner dans leur entreprise sans rien changer. Mes propos les auront laissés de glace. Leur humanité est trop réprimée. D’autres vont en parler à certains collègues pour tester leurs réactions. D’autres, enfin, vont y réfléchir et passeront peut-être à l’action plus tard.

D.B. – Comment évaluez-vous le niveau de conscience général des leaders? R.S.

– Je crois que la plupart d’entre eux se trouvent à mi-chemin. Les chances qu’ils s’éveillent et progressen­t vers un capitalism­e et un leadership conscient sont de 50%.

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