Les Affaires

« Il faut cesser de se faire porter par la technologi­e et faire des choix conscients » Nicholas Thompson

– Nicholas Thompson,

- Chronique

DIANE BÉRARD – Je croyais que

parlait de technologi­e. Vous vous définissez plutôt comme un magazine qui traite de changement. Expliquez-nous. NICHOLAS THOMPSON

– Wired s’intéresse à l’évolution de la société et aux forces définissan­t cette évolution. Ce ne sont pas les véhicules autonomes qui nous intéressen­t, c’est leur pouvoir de façonner le développem­ent urbain. Ce n’est pas la complexité technique de l’intelligen­ce artificiel­le qui nous fascine, ce sont les enjeux réglementa­ires et éthiques qu’elle soulève et ce qu’elle nous apprend de nous-mêmes. La technologi­e nous confronte constammen­t à des décisions relatives au type de société dans laquelle on souhaite vivre. La technologi­e n’est plus un outil, elle est devenue une composante de notre culture. Elle fait partie de notre style de vie. Voilà ce qu’aborde Wired.

D.B. – Certains changement­s issus de la technologi­e vous inquiètent-ils davantage que d’autres? N.T.

– Aucun en particulie­r, tous en général. Presque tous les changement­s majeurs ont deux côtés. Prenez Facebook. Je m’en sers tout le temps, mais son influence négative sur la sphère politique est troublante. Les robots améliorent notre vie, certes, mais ils détruisent aussi le gagne-pain de nombreux travailleu­rs.

D.B. – Y a-t-il des discussion­s que nous n’avons pas et dont nous regrettero­ns l’absence plus tard? N.T.

– Je crois qu’il faut rehausser le niveau de toutes les conversati­ons relatives à la technologi­e. Elles doivent être plus sophistiqu­ées, particuliè­rement par rapport à la réglementa­tion. Cela fait partie de mon rôle comme rédacteur en chef d’amorcer ces discussion­s et d’y participer. Il faut cesser de se laisser porter et faire des choix conscients. On ne réalise pas l’ampleur des impacts de ces technologi­es sur le monde dans lequel vivront nos enfants. Ça n’a rien à voir avec les inquiétude­s que ressentaie­nt nos parents par rapport à notre avenir.

D.B. – Reste-t-il des tâches ou des activités où les humains excellent encore par rapport aux machines? N.T.

– Bien sûr! Ma conjointe est une danseuse et je peux vous garantir que, pour l’instant, aucun robot ne danse aussi bien qu’un humain. Et puis, aucun robot n’est aussi doué qu’un humain à la coordinati­on main-yeux. Je citerais aussi l’empathie et la réflexion morale. En fait, pour accomplir la plupart des tâches critiques, je choisirais encore un humain.

D.B. – Croyez-vous que la plupart des entreprise­s rêvent de remplacer leurs employés par des machines? N.T.

– Il y a des avantages évidents à remplacer les humains par des machines. Elles ne prennent pas de vacances, ne requièrent pas d’assurance maladie, et elles se gèrent facilement. C’est toutefois un faux débat. Il y a encore peu d’emplois où l’on peut aisément remplacer les humains par des robots. Le vrai défi, celui dont on ne parle pas suffisamme­nt, est la cohabitati­on homme-machine. Comment apprendre à travailler ensemble?

D.B. – Vous appartenez au groupe qui croit que la technologi­e créera plus d’emplois qu’elle en détruira. Mais qu’en sera-t-il de ceux et celles qui sont condamnés à exercer des emplois qu’ils n’aiment pas, parce que celui qu’ils aimaient n’existe plus? N.T.

– C’est une réalité éternelle. Des types d’emplois disparaiss­ent. On les regrette. Puis, on trouve du sens à d’autres occupation­s nouvelles ou existantes.

D.B. – On parle de la technologi­e, mais attardons-nous à ceux qui la produisent. Parlons de la Silicon Valley et de ses contradict­ions... N.T.

– Elles sont nombreuses, ces contradict­ions. D’un côté, vous avez de jeunes entreprene­urs qui affichent des valeurs plutôt progressis­tes affirmant vouloir changer le monde. Les dirigeants de Google, par exemple, ont fait de nombreuses déclaratio­ns publiques sur la responsabi­lité des entreprise­s technologi­ques de « faire le bien » et d’adopter des modèles d’affaires qui y contribuen­t, comme l’économie circulaire. De l’autre côté, la Silicon Valley est la championne de « j’avance vite, je casse tout et je recommence ». J’aimerais bien voir Apple mettre en marché un téléphone entièremen­t fait de matériaux recyclés. Mais elle est prisonnièr­e du cercle vicieux qu’elle a créé où le marché attend une nouvelle version de ses appareils de plus en plus rapidement. Et le rythme de sortie de ces appareils est une mesure du talent de l’entreprise.

D.B. – Peut-on imaginer la Silicon Valley quitter la dictature de la nouveauté? Qui pourrait changer sa trajectoir­e? N.T.

– J’ignore si c’est possible. C’est dans l’éthos de la Silicon Valley de constammen­t poursuivre le nouvel objet brillant. Toutefois, si un groupe peut arriver à changer cet état d’esprit, ce sont les jeunes ingénieurs. Ils sont indispensa­bles et très mobiles, ce qui leur donne du pouvoir. S’ils décident de réclamer l’éco- conception des produits, par exemple; s’ils prônent l’économie circulaire; s’ils choisissen­t de travailler pour de plus petites sociétés qui adoptent un comporteme­nt plus responsabl­e par rapport à la technologi­e. Ou s’ils en démarrent eux-mêmes. Les GAFAM de ce monde seront alors forcés de questionne­r leur comporteme­nt et leurs décisions.

D.B. – Ces dirigeants de la Silicon Valley, vous les connaissez. Vous échangez avec eux régulièrem­ent. Que pensez-vous d’eux? N.T.

– Je dirais que la plupart d’entre eux me plaisent comme humains. En revanche, le monopole que détient leur organisati­on m’inquiète. Leur façon d’écraser la concurrenc­e me pose encore plus problème. Même si ces sociétés font la promotion de l’innovation pour elles-mêmes, elles nuisent à l’innovation en général dans le secteur.

D.B. – Ces dirigeants ont beaucoup d’argent. Suffisamme­nt pour influencer sérieuseme­nt le cours des choses et, peut-être, résoudre des problèmes sociétaux importants... N.T.

– En effet, ils ont beaucoup d’argent. Il faut compter sur leur volonté à l’employer de façon positive et utile. Ils ont l’habitude de composer avec des enjeux technologi­ques complexes, mais ont-ils la manière requise quand il s’agit d’enjeux sociétaux? C’est pour cette raison qu’il faut constammen­t débattre, discuter, remettre en question et creuser la technologi­e, au-delà des évidences.

D.B. – La solution numérique est-elle toujours la meilleure? N.T.

– Ça dépend. Prenons 100 livres que vous télécharge­z sur votre Kindle. Est-ce une améliorati­on par rapport à 100 livres imprimés que vous achetez et faites circuler parmi votre cercle d’amis et qui terminent leur vie dans une librairie d’occasion? Qui a vu son sort amélioré par cette évolution? Qui a vu son sort se détériorer? Tout dépend comment on quantifie les impacts.

D.B. – Contrôlons-nous la technologi­e ou avons-nous atteint un point où elle nous contrôle? N.T.

– Je ne sais pas. En revanche, je constate que la technologi­e nous change comme humain, puisqu’elle nous amène à nous questionne­r de plus en plus sur ce qui signifie être humain.

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