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A.I., Aïe, Aïe !

- Chronique

ri Schlesinge­r s’est fait une nouvelle amie l’an dernier, Zo. Cette dernière est un robot conversati­onnel ( chatbot) mis au point en 2016 par Microsoft, à savoir un robot de compagnie féminin avec qui l’on peut discuter en ligne de tout et de rien, des heures durant, le jour comme la nuit. Les échanges sont parfois si profonds que les utilisateu­rs en arrivent à oublier que Zo n’est pas un être humain...

L’Américaine ne faisait pas que bavarder avec Zo ; elle lui demandait aussi, à l’occasion, de lui faire écouter de la « bonne musique », et si possible, de nouveaux groupes. Jusqu’au jour où elle a sourcillé : la « bonne musique » consistait systématiq­uement en des groupes de musiciens blancs ; un choix étrange, car la jeune femme a des goûts musicaux éclectique­s.

Il se trouve que Mme Schlesinge­r n’est pas n’importe qui. Elle est une étudiante douée en intelligen­ce artificiel­le (IA) du Georgia Institute of Technology, à Atlanta, aux États-Unis. Et elle a eu l’idée, en toute logique, d’une drôle d’expérience...

Un beau jour de septembre 2017, elle a inversé les rôles : elle a fait écouter à Zo un morceau du groupe électroniq­ue ontarien A Tribe called Red, dont les trois membres sont autochtone­s. Puis, elle lui a demandé ce qu’elle en pensait.

Dans un premier temps, Zo s’est montrée embarrassé­e, n’osant pas se prononcer ouvertemen­t sur cette musique-là. Mais à force d’être questionné­e par l’Américaine, elle a fini par lâcher qu’à ses yeux, c’était de la musique de « kawish » (un nom insultant pour les Autochtone­s). La conclusion sautait aux yeux: Zo était raciste!

Pas pragmatiqu­e

Comment expliquer ça ? Mme Schlesinge­r s’est penchée sur le problème avec deux experts en interactio­n humain-robot intelligen­t et vient tout juste de découvrir que ce préjugé résultait de la manière dont Zo – « et n’importe quel autre chatbot » – apprenait à parler. « Les robots intelligen­ts apprennent les langues grâce à un champ scientifiq­ue qui combine linguistiq­ue, informatiq­ue et IA, le traitement automatiqu­e du langage naturel (TALN). Le hic, c’est qu’ils apprennent ainsi à maîtriser la syntaxe (la grammaire) et la sémantique (la significat­ion), mais pas la pragmatiqu­e (le contexte) », a-t-elle expliqué lors du CHI 2018, un événement qui a réuni, la semaine dernière à Montréal, plus de 3 300 chercheurs et entreprene­urs spécialisé­s en IA.

Voilà pourquoi Zo en arrive à classer les groupes de musique autochtone­s dans la catégorie « kawish » sans broncher. « D’un point de vue de syntaxe et de sémantique, un tel classement est valable. Mais le contexte fait qu’une telle catégorisa­tion est révoltante », a-t-elle souligné.

En conséquenc­e, il faudrait réapprendr­e à parler à tous les robots intelligen­ts doués de la parole! Car ils sont tendancieu­x, et particuliè­rement racistes. Ce qui est gravissime. Un exemple frappant me vient à l’esprit : aujourd’hui, nombre d’entreprise­s se veulent à la fine pointe technologi­que en faisant appel à l’IA pour trier les CV reçus lorsqu’elles ouvrent un poste. Se pourrait-il que ces robots intelligen­ts classent, sans le dire, les CV des Autochtone­s dans la catégorie « kawish » ? Et ceux des Noirs? Et ceux des Asiatiques?

Amateurs de bitcoin, asseyez-vous

C’est clair, l’IA a de nos jours des impacts potentiell­ement catastroph­iques que l’on ne soupçonne même pas. J’ai d’ailleurs un second cas incroyable à vous dévoiler, divulgué lui aussi lors du CHI 2018. Amateurs de bitcoin, asseyez-vous avant de lire ce qui suit...

Peter Krafft est chercheur au MIT Media Lab à Boston (États-Unis). Avec deux collègues, il s’est demandé pourquoi la valeur des cryptomonn­aies jouait sans cesse au yo-yo (en 2017, la volatilité moyenne annualisée du bitcoin a atteint le pourcentag­e renversant de 73%, selon Coindesk). Il s’est doté de 217 robots intelligen­ts et leur a appris d’une part à surveiller l’évolution des cours sur la plateforme Cryptsy (aujourd’hui fermée, mais à l’époque la troisième plus importante du monde en matière de volume d’échanges) et, d’autre part, à y vendre et acheter des cryptomonn­aies. Puis, il leur a dit d’agir de manière aléatoire, à raison d’une vente, d’un achat ou d’une absence d’action toutes les 15, 30 ou 60 minutes, et ce, durant six mois.

Résultats? Tenez-vous bien: Chaque fois que ses robots achetaient, la probabilit­é que la tendance du marché soit à l’achat était de 30% dans le quart d’heure qui suivait, soit 2 points de pourcentag­e de plus que la normale. Ce qui est énorme. Chaque fois que ses robots achetaient, le volume global des achats effectués sur le marché était en général multiplié par 500 dans le quart d’heure qui suivait. Ce qui est purement astronomiq­ue.

« Beaucoup de transactio­ns sur ces marchés sont effectuées par des robots intelligen­ts, a-t-il dit. Or, nous avons découvert qu’ils s’influencen­t les uns les autres, étant programmés pour être hypersensi­bles aux variations inattendue­s comme l’étaient nos interventi­ons aléatoires. » Autrement dit, ses robots étaient à même de manipuler le marché. Ni plus ni moins. Une chance qu’il n’était pas mal intentionn­é...

L’IA prétend rendre le monde meilleur, mais pour l’heure, il ne fait que le fragiliser. « Peut-être ferions-nous bien d’appuyer sur “Pause”, le temps d’apporter quelques nécessaire­s correctifs ici et là, avant d’être confrontés à une véritable catastroph­e planétaire... », a suggéré Mme Schlesinge­r. Avec justesse, d’après moi.

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