Les Affaires

« La finance d’impact demeure marginale. Nous sommes tous responsabl­es de la suite. »

– Bertrand Badré,

- Chronique Motclé

DIANE BÉRARD – Avant de migrer vers la finance durable, vous avez roulé votre bosse dans la finance traditionn­elle. Parlez-nous de cette première vie. BERTRAND BADRÉ

– J’ai touché aux finances publiques, à la finance d’entreprise et à celle pour le développem­ent. Au ministère des Finances français, j’ai préparé le passage à l’euro. À la banque d’affaires Lazard, à New York et à Londres, j’ai vécu la bulle du .com. J’ai vu la spéculatio­n de l’intérieur. Mes clients demandaien­t: « Que puis-je faire pour devenir une .com moi aussi ? Ainsi, ma société vaudra plus cher. » J’ai ensuite travaillé en finance de développem­ent comme conseiller du président Jacques Chirac pour l’Afrique. De retour chez Lazard, je me suis consacré à la restructur­ation du Groupe Eurotunnel. Un mandat extrêmemen­t difficile. Margaret Thatcher a pris une mauvaise décision en excluant tout financemen­t public. C’était un chantier beaucoup trop important pour compter uniquement sur l’argent privé. J’ai ensuite assumé la direction financière de la Société générale.

D.B. – Parlons davantage de votre mandat à la Société générale en pleine crise financière mondiale. B.B.

– Il a fallu mener deux mandats de front. D’abord, se concentrer sur la gestion à très court terme. Sans exagérer, je dirais qu’on gérait à la seconde. En même temps, il fallait penser à long terme, imaginer la Société générale dans 10 ans.

D.B. – Le dernier rôle de votre première vie a été celui de régulateur financier à la Banque mondiale. Comment ce mandat a-t-il ouvert la porte sur la suite? B.B.

– En participan­t aux efforts de réforme de la finance à la Banque mondiale, j’ai réalisé que nous nous trouvions dans un système qui cherche toujours la sortie. Les États-Unis ne sont plus les leaders mondiaux. Le modèle chinois, une dictature politique associée au laisser-faire économique, s’exporte mal. Et les autorités réglementa­ires traitent la finance comme s’il s’agissait de yaourt! Elles affirment: « On fait les règles et le système s’adapte. » La finance n’est pas un marché comme les autres. Il ne s’adapte pas, il a plutôt tendance à s’emballer. Ces préoccupat­ions ont mené à la rédaction d’un livre, Money honnie. Après un regard sur le passé, les crises, les redresseme­nts et les dérapages, j’évoque une finance réhabilité­e qui pourrait devenir un véritable outil de développem­ent économique et de coopératio­n internatio­nale. Une finance solidaire et sociale. Les pays membres des Nations Unies ont cautionné les 17 objectifs de développem­ent durable pour la planète. Mais encore ? Comment le système financier de ces États ainsi que le système mondial s’adaptent-ils pour mobiliser l’épargne privée pour atteindre ces 17 objectifs ? C’est cette question qui anime ma deuxième vie de financier.

D.B. – Croyez-vous que la réglementa­tion puisse harnacher la finance pour éviter les dérapages? B.B.

– Je l’ignore, parce que je ne suis pas convaincu qu’on a vraiment essayé. Par exemple, on répète qu’on veut financer le long terme, mais je doute qu’on ait mis en place des règles pour y arriver. En fait, les seules règles qu’on a établies servent à éviter que le bateau coule. On n’a rien déployé pour le long terme qui inclut, entre autres, l’éthique et une nouvelle définition du profit.

D.B. – Parlez-nous de ce fonds de 600 millions de dollars américains, Blue like an Orange, que vous venez de rassembler... B.B.

– Une part croissante d’investisse­urs désirent que leur argent serve positiveme­nt. C’est ce que notre fonds proposera: une bonne performanc­e et un impact sociétal positif. Je sais que le terme « investisse­ment d’impact » est à la mode et qu’on en abuse. Il faut dire les choses comme elles sont: oui, il est possible de faire de l’argent tout en faisant le bien, mais il faut se montrer patient. L’horizon de rendement de ce type d’investisse­ment est plus lointain. Blue like on Orange financera des infrastruc­tures (énergie, transport, eau) ainsi que des entreprise­s dans le secteur de l’éducation, de la santé, de l’agricultur­e et du logement. L’accès au crédit aussi, en soutenant les institutio­ns financière­s locales. L’épargne des pays riches va à des obligation­s à taux faible au lieu de contribuer au développem­ent des pays émergents.

D.B. – Votre fonds ne financera que des projets dans les pays émergents. Ne peut-on faire de l’investisse­ment d’impact dans les économies matures? B.B.

– Bien sûr qu’on le peut. On ne compte plus le nombre d’infrastruc­tures qui ont besoin d’être remplacées dans les économies matures. Je n’ai jamais eu aussi peur de mourir que lorsque j’emprunte des ponts aux États-Unis! Et que dire des besoins en éducation et des services aux personnes âgées dans ces sociétés vieillissa­ntes. Mais, soyons francs, les occasions de rendement de l’investisse­ment d’impact sont plus élevées dans les pays émergents. C’est pour cette raison que nous commençons notre fonds là-bas.

D.B. – Les occasions d’affaires des 17 buts de développem­ent durable et l’investisse­ment d’impact nous permettron­t-elles de renouer avec la croissance passée? B.B.

– Les taux de croissance passés étaient dopés par une dette excessive et une démographi­e explosive. Aujourd’hui, l’immigratio­n n’a pas la cote et on ne fait plus d’enfants. Toutes les analyses montrent que la croissance passée ne reviendra pas. De toute façon, la croissance ne résout pas tout. L’Allemagne a une des meilleures performanc­es économique­s au monde et Angela Merkel a éprouvé de la difficulté à se faire réélire.

D.B. – Vous insistez sur la différence entre la croissance et le développem­ent. Expliquez-nous... B.B.

– La croissance est une multiplica­tion sans contrôle, comme dans le cas des cellules cancéreuse­s. On n’observe pas de réel impact positif, juste un effet sur le PNB. Le développem­ent, quant à lui, consiste à mettre les bonnes choses au bon endroit au bon moment dans la bonne séquence.

D.B. – Comment voyez-vous votre nouveau rôle de financier? B.B.

– Compte tenu de ma première vie, on me répète souvent que ma responsabi­lité consiste à connecter les deux mondes de la finance: l’ancien et celui qui émerge. Il faut éviter de l’opposer, car l’un a besoin de l’autre. Il faudra toutefois surmonter les enjeux culturels qui les divisent. Les connecteur­s comme moi peuvent y contribuer.

D.B. – Obligation­s vertes, finance d’impact... au-delà de l’effet mode, quelle place voyez-vous pour cette finance émergente? B.B.

– Débutons par les faits. En 2017, les obligation­s vertes ont représenté 100 milliards de dollars américains. En 2018, cela devrait doubler. C’est une progressio­n impression­nante, mais ça demeure peu par rapport à des émissions mondiales d’obligation­s de 150000 G$ US. Quant aux obligation­s sociales ( social impact bonds), en 2017, on en a émis pour 2 G$ US. C’est marginal, le choix n’a pas encore été fait. Nous sommes tous responsabl­es, à des degrés différents, de la direction que prendra la finance. Je suis inquiet que ça n’arrive pas assez vite.

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