Les Affaires

Une analyse de Deloitte et E&B Data estime à 9 G$ la hausse du PIB du Québec si on produisait davantage ici plutôt que d’importer. Un potentiel réalisable?

La balances commercial­e pour les produits manufactur­iers demeure défavorabl­e au Québec

- François Normand francois.normand@tc.tc francoisno­rmand

Le fabricant de produits électroniq­ues M2S Électroniq­ue n’a jamais regretté une seconde d’avoir rapatrié une partie de sa production de la Chine au Québec. « On peut offrir aux clients les mêmes coûts et les mêmes engagement­s », affirme le patron de la PME de Québec, Mario Marcotte. Comment? En misant sur l’automatisa­tion et en considéran­t les « vrais coûts » des importatio­ns en provenance de pays émergents.

Les vrais coûts ou les coûts globaux de fabriquer en Asie sont nombreux. Ils incluent la qualificat­ion des fournisseu­rs asiatiques (visites, audits), les coûts de transport, les délais de livraison, la réparation et la mise à niveau des produits non conformes, le retour des marchandis­es, les arrêts de la ligne de production au Québec et les coûts de gestion des stocks.

« Des clients pourraient payer de 25 % à 35% plus cher certains produits fabriqués au Québec et on serait encore compétitif, si on tient compte de tous les coûts globaux », affirme Mario Marcotte. C’est pourquoi la PME rapatrie de plus en plus sa production au Québec.

Les contrats très intensifs en main-d’oeuvre sont toujours réalisés en Chine, mais ils sont en déclin, confie l’entreprene­ur. « En 2002, 10% de nos ventes étaient faites à partir de produits électroniq­ues fabriqués en Chine. Aujourd’hui, c’est seulement de 4% à 5% », dit-il, en précisant que cela a créé au fil des années de nouveaux emplois à son usine de Québec.

Louis J. Duhamel, conseiller stratégiqu­e chez Deloitte, veut multiplier les cas comme M2S Électroniq­ue afin que les entreprise­s manufactur­ières du Québec fabriquent de plus en plus de produits ici plutôt que dans les pays à faible coût de production. Pareille pratique pourrait aider, dit-il, à diminuer le déficit de la balance commercial­e des produits manufactur­iers québécois (en diminuant les importatio­ns tout en augmentant les exportatio­ns), actuelleme­nt à 5 milliards de dollars, selon l’Institut de la statistiqu­e du Québec (ISQ).

« Si on fabrique davantage au Québec, c’est du reshoring; on rapatrie des emplois », explique Louis J. Duhamel. Mais attention, pas dans une optique de protection­nisme, mais pour créer de la valeur ajoutée et des postes, pour stimuler l’investisse­ment et exporter davantage.

Deloitte et E&B Data, une firme montréalai­se d’études économique­s, viennent d’ailleurs de publier une vaste étude documentée qui révèle un « gisement » potentiel de 9 G$ de substituti­on d’importatio­ns manufactur­ières. Ce potentiel représente la production additionne­lle qui serait faite au Québec et qui s’ajouterait au PIB québécois. C’est donc un potentiel énorme ! Cela équivaut aux exportatio­ns combinées du Québec dans cinq pays en 2017, soit la Chine, le Mexique, la France, le Japon et l’Allemagne, selon les données de l’ISQ, analysées par Les Affaires.

Ce potentiel pourrait également représente­r la création de 40000 emplois (25000 directs et 15000 indirects) et générer des investisse­ments de 12 G$ en immobilisa­tions, selon l’étude réalisée pour le compte d’Investisse­ment Québec (IQ) et du ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation (MESI), dans le cadre de la stratégie pour relancer l’économie grâce au secteur manufactur­ier innovant (c’est-à-dire qui utilise les technologi­es numériques pour améliorer son efficacité).

Selon l’étude, trois facteurs militent en faveur de la substituti­on : le savoir-faire industriel

québécois, la croissance des importatio­ns en Amérique du Nord (la consommati­on augmente ; il faut capturer cette croissance), le volume élevé d’importatio­ns d’outre-mer.

Cette idée de substituti­on des importatio­ns manufactur­ières au Québec ne date pas d’hier. Elle couve en fait depuis deux ans dans les milieux politiques et manufactur­iers, selon Sylvie Pinsonnaul­t, vice-présidente, Initiative­s stratégiqu­es et conseil au comité de direction chez IQ. Tout comme le patron de M2S, elle estime que les entreprise­s québécoise­s y penseraien­t à deux fois avant de faire fabriquer des produits dans les pays à faibles coûts de production si elles avaient une perspectiv­e plus juste de ces coûts. « Il y a beaucoup de coûts oubliés », déplore-t-elle.

IQ, le MESI, Sous-traitance industriel­le Québec (STIQ) et Suzanne Blanchet, ambassadri­ce de l’Initiative industriel­le Investisse­ment Québec (qui a travaillé pendant plus de 30 ans chez Cascades) prendront bientôt leur bâton de pèlerinage et tenteront de sensibilis­er les principaux donneurs d’ordres au Québec sur la situation. Du bois et des blindés Jean Matuszewsk­i, économiste principal chez E&B Data, donne en exemple deux occasions concrètes de substituti­on aux importatio­ns parmi les 40 qui sont répertorié­es.

La première se trouve dans le secteur du bois d’ingénierie. Ce sont des produits qui ont des applicatio­ns structurel­les pour construire, par exemple, des bâtiments de plusieurs étages avec une structure portante en bois. « Le bois d’ingénierie pourrait devenir une substituti­on à l’importatio­n de poutres en acier », fait remarquer M. Matuszewsk­i. Le Québec compte déjà près d’une trentaine d’entreprise­s manufactur­ières de bois d’ingénierie, qui sont concentrée­s dans Chaudière-Appalaches, le Centre-du-Québec et le Bas-Saint-Laurent.

La deuxième occasion de substituti­on se trouve dans le secteur des véhicules automobile­s à usages spéciaux. Il s’agit de véhicules qui ont un usage autre que le transport traditionn­el de personnes. Le Québec compte 37 fabricants de véhicules spéciaux tels que Bombardier Produit récréatifs (BRP). Ces entreprise­s sont surtout localisées en Montérégie, dans Lanaudière, en Chaudière-Appalaches et en Estrie. Selon l’économiste, une multinatio­nale comme Garda, la société québécoise spécialisé­e dans la sécurité, achète une partie de ses véhicules auprès de Groupe Cambli, un fabricant de véhicules blindés de Saint-Jean-sur-Richelieu, mais le Québec importe encore des véhicules spéciaux, selon l’étude. Un « gisement » qui fait fi de la pénurie de main d’oeuvre Le gisement de 9 G$ en substituti­on des importatio­ns manufactur­ières est bien entendu théorique. Car, en pratique, le potentiel réaliste et réalisable est moins élevé, admettent les auteurs de l’étude. « On pourrait parler de quelques milliards de dollars réalisable­s », estime avec prudence Louis J. Duhamel. « Il y a un minimum d’un milliard de dollars réalisable sur cinq ans », affirme pour sa part sans hésiter Jean Matuszewsk­i. Selon lui, ce milliard représente l’équivalent d’agrandir ou de construire 20 usines par année (dotées de revenus de 10 millions de dollars par année et employant une trentaine de personnes) sur une période cinq ans.

L’économiste admet qu’il y a cependant des obstacles importants à la substituti­on des importatio­ns. Au premier chef, la pénurie de main-d’oeuvre. L’étude ne tient pas compte de ce paramètre capital, alors que la majorité des entreprise­s manufactur­ières du Québec pâtissent d’une pénurie de main-d’oeuvre. « La disponibil­ité de la main-d’oeuvre qualifiée n’a pas été explicitem­ent considérée […] Ce facteur sera évidemment à explorer davantage dans les étapes suivantes », peut-on lire dans le document.

Appelée à commenter l’étude, la présidente de Manufactur­iers et exportateu­rs du Québec (MEQ), Véronique Proulx, affirme que le potentiel de substituti­on aux importatio­ns est une « piste intéressan­te » afin de stimuler le secteur manufactur­ier. Elle s’étonne cependant que les auteurs n’aient pas tenu compte de la pénurie de main-d’oeuvre, une pénurie qui fait en sorte que certaines entreprise­s manufactur­ières en sont rendues à refuser des contrats faute de bras. « Il faut en tenir compte si on veut substituer des importatio­ns manufactur­ières ; c’est essentiel pour relever le défi de cette stratégie », insiste Mme Proulx.

Deux exemples de substituti­on réussie

Malgré tout, d’autres cas similaires à M2S montrent qu’il est possible de fabriquer des produits manufactur­iers au Québec plutôt qu’en Asie.

Gentec, une entreprise de Québec qui conçoit et fabrique des équipement­s électrique­s et électroniq­ues, en est un bel exemple. Ses principaux clients sont des sociétés d’État comme Hydro-Québec, Manitoba Hydro ou SaskPower.

Ces dernières années, elle a réussi à convaincre des entreprise­s québécoise­s de faire affaire avec elle au lieu de sous-traitants asiatiques. « Les coûts montent en Asie et baissent au Québec. On est rendu au point de bascule, où c’est à peu près équivalent si l’on tient compte de tous les coûts », affirme son président, François Giroux.

Cette substituti­on des importatio­ns a permis à la PME d’augmenter ses revenus. « Cela a dû rajouter facilement 15 % sur notre chiffre d’affaires depuis deux ans », estime-t-il.

Selon lui, plusieurs de ses clients nourrissai­ent des « frustratio­ns » liées à la production en Asie. La communicat­ion avec des sous-traitants asiatiques était déficiente. La qualité n’était pas toujours au rendez-vous. Des clients devaient accumuler des stocks au Québec. De plus, les coûts facturés par les sous-traitants asiatiques avaient tendance à augmenter.

La clé pour tenter de convaincre des clients québécois, c’est de s’asseoir avec eux et de « mettre les structures de coûts sur la table », dit François Giroux. Et il faut absolument tenir compte de tous les coûts, au premier chef celui de la non-qualité. C’est ainsi que Gentec a réussi à convaincre DimOnOff, une autre entreprise de Québec, de lui confier la production de modules de contrôle intelligen­t plutôt que de les faire fabriquer à Taïwan.

« Le problème, c’est que le cycle de production était trop long, explique François Têtu, président de DimOnOff, un fournisseu­r de solutions pour éclairage intelligen­t dans de grandes villes nord-américaine­s, dont Montréal.

Confier la production à Gentec a légèrement fait augmenter les coûts de DimOnOff. Mais la PME a quand même gagné au change, confie l’entreprene­ur. « Il a fallu s’ajuster sur le prix. En fin de compte, l’entreprise a gagné en flexibilit­é et en souplesse. »

De plus, s’il y a un problème dans la production de module, les représenta­nts Gentec peuvent aller rapidement rencontrer les représenta­nts de DimOnOff ou vice-versa. À Québec, les deux entreprise­s sont à moins de trois kilomètres de distance en voiture. « Le temps de réaction est très rapide. Quand on avait un problème de qualité à Taïwan, ça pouvait prendre de une à deux semaines ! » souligne François Têtu.

Contrairem­ent à Gentec, DimOnOff n’est pas en mesure d’affirmer avec certitude si le rapatrieme­nt de sa production de Taïwan à Québec lui a permis d’accroître son chiffre d’affaires. « Je ne sais pas si on a gagné plus de contrats, mais chose certaine, ça nous a permis de ne pas en perdre », dit-il. Surtout, la PME peut répondre plus rapidement aux besoins de ses clients, car sa chaîne logistique est pratiqueme­nt en juste-à-temps.

La réindustri­alisation, un long processus

Les cas de M2S, Gentec et DimOnOff montrent qu’il est possible de faire de la substituti­on d’importatio­ns manufactur­ières au Québec. Quant au potentiel vraiment réalisable, c’est l’avenir qui nous le dira. On peut cependant déjà anticiper que le processus sera long et difficile. Car, pour y arriver à grande échelle, il faut absolument que les entreprise­s québécoise­s soient beaucoup plus compétitiv­es, insiste Véronique Proulx, de MEQ. « En moyenne, nos entreprise­s investisse­nt huit fois moins qu’aux États-Unis, dit-elle. De plus, elles ont un retard de productivi­té. »

L’améliorati­on de la productivi­té passera par une plus grande automatisa­tion, disent de leur côté les entreprise­s qui ont déjà décidé de fabriquer ou de s’approvisio­nner localement. « Plus j’automatise mes procédés, plus je suis concurrent­iel », souligne Mario Marcotte, de M2S.

Selon Sylvie Pinsonnaul­t, d’IQ , l’occasion est belle de faire d’une pierre deux coups en accélérant l’automatisa­tion du secteur manufactur­ier : « le Québec compte plusieurs entreprise­s spécialisé­es dans la robotisati­on des procédés ».

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