Les Affaires

LA SAGA MOLSON VUE DE L’INTÉRIEUR

- Entreprene­uriat François Pouliot françois.pouliot@tc.tc f_pouliot

Comment ramener une entreprise sur ses bases? Et éviter ensuite qu’elle ne les quitte? Le sujet a l’air anodin en apparence. Sous la plume de la biographe Helen Antoniou, il devient un passionnan­t ouvrage duquel on peine à sortir. Le retour à la bière... et au hockey relate le parcours d’Eric Molson, président du conseil pendant près de 20 ans, et des embûches qu’il a dû affronter. On y apprend notamment qu’en 2004, le conseil d’administra­tion de Molson a implosé sous l’effet de dissension­s familiales. Le livre donne également plus de détails sur les coulisses de la vente et du rachat du Canadien de Montréal. Nous nous sommes entretenus avec l’auteure.

– Il y a environ cinq ans, pendant mon deuxième congé de maternité, Eric Molson a dû subir une lourde opération au dos. Andrew [Molson, son conjoint] et moi avons vite conclu que, pour accélérer son rétablisse­ment, il lui fallait un projet susceptibl­e de rallumer le feu sacré qui l’animait lorsqu’il travaillai­t à plein temps chez Molson. Nous lui avons donc suggéré d’écrire ses mémoires, son expérience à la présidence du conseil, mais étant plutôt introverti, il a refusé. J’ai donc proposé de l’aider en réalisant une série d’entrevues avec lui. Mon plan était de l’interviewe­r tout en me baladant avec lui dans le Maine. Je me disais que ça permettrai­t d’occuper son esprit et d’aider à la réhabilita­tion physique de son dos.

F.P. – Pouvez-vous nous le présenter brièvement? Qui est Eric Molson? H. A.

– Eric fait partie de la sixième génération de la famille Molson. Il est le fils de Tom Molson et le neveu du sénateur Hartland Molson. Son frère Stephen et lui étaient les actionnair­es de contrôle de la brasserie et, en 2005, ils sont devenus les actionnair­es de contrôle de Molson Coors, avec la famille Coors. Eric est un maître-brasseur passionné. Entré à la brasserie Molson à 23 ans comme ouvrier, il a graduellem­ent grimpé les échelons jusqu’au poste de président, vingt ans plus tard. Il s’est ensuite intéressé à la gouvernanc­e de l’entreprise, dont il a présidé le conseil d’administra­tion de 1988 à 2007. Il est marié à Jane, avec qui il a eu trois fils (Andrew, Geoff et Justin) et onze petits-enfants.

F.P. – Quelles sont les qualités que vous admirez le plus chez lui? H.A.

– D’abord, son humilité. Eric ne se considère pas comme « meilleur » ni « plus intelligen­t » ni « plus méritant » que quiconque. Il a les deux pieds sur terre et il reconnaît ses limites comme ses forces. Par exemple, il a insisté pour que le livre soit publié tel quel, avec ses imperfecti­ons, sans exiger de droit de regard. Il se soucie davantage de ce que ses lecteurs apprendron­t de ses expérience­s que de ce qu’ils penseront de lui. En fait, il est aux antipodes des leaders égocentriq­ues et narcissiqu­es qu’on voit aujourd’hui. Il m’inspire. Ensuite, sa déterminat­ion et sa vision à long terme. Eric ne s’est jamais laissé arrêter par les obstacles sur son chemin. Il avait un objectif : créer une plateforme qui assure la pérennité de Molson. Il a tout fait pour y arriver, allant jusqu’à renoncer à certains avantages personnels comme un dividende supplément­aire de 50 millions de dollars (lors de la fusion avec Coors). Sa vision était portée par une générosité qui dépassait sa propre personne et lui donnait de la force et du courage. Enfin, sa passion. Eric a fondé sa vision pour l’entreprise sur sa propre passion pour la bière, une passion inspirante et contagieus­e. Il a ainsi rallié de nombreuses personnes à sa cause, celle de redonner à Molson son titre de grand brasseur canadien et de créer une plateforme assurant sa pérennité.

F.P. – Quels sont les défauts qui ont nui à son parcours? H.A.

– Il se montrait parfois trop patient. Beaucoup de gens estiment qu’il aurait dû licencier Mickey Cohen bien plus tôt [N.D.L.R. Le chef de direction qui, dans les années 90, a tenté de transforme­r Molson en congloméra­t]. Mais Eric accorde toujours le bénéfice du doute et attend de voir ce qu’il en est réellement avant de couper des ponts. Il n’est pas un grand communicat­eur. Il déteste les discours en public et encore plus la confrontat­ion. Je mentionne dans le livre qu’il aurait pu réussir à convaincre Stephen Jarislowsk­y de soutenir la fusion entre égaux avec Coors, s’il en avait discuté personnell­ement avec lui, entre actionnair­es. Il a préféré envoyer Dan O’Neil, le chef de la direction qui, à ce titre, se trouvait à bénéficier personnell­ement de la transactio­n. C’était voué à l’échec. Je pense aussi qu’il avait tendance à trop faire confiance. Eric respecte un ensemble de valeurs, dont la première est l’intégrité. Croyant que les personnes de son entourage honoraient le même code d’éthique, il avait une confiance aveugle en leur intégrité profession­nelle. Mais cette confiance s’est parfois retournée contre lui. Par exemple, dans le prospectus original relatif à la transactio­n avec Coors, les avocats ont inclus une clause autorisant le vote des titulaires d’options, parce que la Loi canadienne sur les sociétés par actions le permettait. Or, c’était contraire aux principes d’Eric et, quand il l’a appris, il a demandé aux avocats de modifier le prospectus.

F.P. – Quelles sont ses plus grandes réalisatio­ns chez Molson? Son plus grand mérite? H.A.

– Il a recentré les activités de Molson sur la bière et en a fait un grand brasseur, connu dans le monde entier. Il a su passer le flambeau à la génération suivante. Andrew et Geoff sont bien préparés à poursuivre la mission qui leur a été confiée.

F.P. – Eric Molson semble fier de ses origines montréalai­ses. Pouvez-vous nous en dire plus? H. A.

– Eric adore Montréal. Il aime son bilinguism­e, son pluralisme, son histoire, son patrimoine… C’est ici que sont ses racines familiales et qu’il a choisi de rester.

F.P. – Vous êtes la belle-fille d’Eric Molson. Or, votre livre contient des révélation­s et des commentair­es qui ne feront pas nécessaire­ment l’affaire de tous. Est-ce qu’il y a eu des bras de fer avec vos proches lors de l’écriture? H. A.

– Pas vraiment. Jane et Eric m’ont donné carte blanche parce qu’ils me faisaient confiance. Ils n’ont jamais demandé à lire ce que j’avais écrit ni suggéré de façon de dire les choses. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai aussi eu le soutien d’Andrew. Je lui faisais lire différente­s versions du livre à mesure que j’avançais. Il m’a guidée et conseillée quant aux sujets à traiter. Ça peut sembler étonnant, mais il n’a jamais censuré quoi que ce soit.

F.P. – Il faut parler du conflit qui a opposé Eric et son cousin Ian Molson. Celui-ci a fait imploser le conseil d’administra­tion en 2004. Ian ne semble pas avoir le beau rôle dans votre livre. Est-ce le cas? H. A.

– Je pense simplement qu’Ian et Eric sont très différents. Dans l’absolu, il n’y en a pas un qui est meilleur ou pire que l’autre. Je pense qu’Ian a beaucoup fait pour recentrer les activités de l’entreprise sur le brassage lorsqu’il était président adjoint du conseil. De son côté, Eric a pu compter sur lui. La rupture au sein du conseil n’est pas le fait d’une seule personne.

F.P. – Quel legs Eric Molson laisse-t-il au Québec et au Canada? H. A.

– Outre sa contributi­on à des institutio­ns comme l’École de gestion John-Molson de l’Université Concordia et son soutien indéfectib­le à l’Hôpital général de Montréal, je pense qu’il laissera derrière lui des valeurs fortes — l’intégrité, l’ardeur au travail, la persévéran­ce, le pluralisme —, valeurs qu’il a su transmettr­e à ses fils.

F.P. – Quelques petites questions sur le CH, maintenant. Quel a été le prix payé? Comment les participat­ions des actionnair­es sont-elles réparties? Et est-ce que l’équipe va participer aux séries éliminatoi­res la saison prochaine? H. A.

– En fait, je ne sais rien du montant de la transactio­n ni de la répartitio­n des parts. Mais, en tant que partisane et éternelle optimiste, je réponds : bien sûr que l’équipe va participer aux séries! Comment dire autrement?

F.P. – Qu’est-ce que ça fait d’être un membre de la famille Molson? H. A.

– C’est une « funny question ». Je ne me lève pas en pensant : « Je fais partie de la famille Molson! » Je me sens privilégié­e d’être mariée à Andrew, car j’aime cet homme, ses valeurs et sa personnali­té. C’est par lui que je suis liée à cette famille. Il est merveilleu­x, comme le sont ses parents et ses frères. Qu’il porte le nom de Molson n’a aucune importance pour moi. Cela dit, je suis fière de l’histoire et du patrimoine de cette famille. Tout comme je le suis de mes origines grecques et de ce que mes parents ont accompli lorsqu’ils ont immigré ici pour poursuivre leur carrière en médecine. Je veux que mes enfants apprennent et grandissen­t avec ce double héritage.

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