Les Affaires

Valorisati­on de la recherche

- Simon Lord redactionl­esaffaires@tc.tc Un modèle gagnant-gagnant

Innover sans dévoiler ses secrets

Les chercheurs détiennent le savoir. Les entreprise­s, elles, ont le besoin. Une belle occasion de collaborer, donc. Le hic ? Les chercheurs doivent publier leurs travaux alors que les entreprise­s désirent garder secrètes leurs façons de faire. Comment construire une collaborat­ion université-entreprise de telle sorte à favoriser l’innovation sans révéler tous ses secrets d’affaires ?

Ubisoft connaît la réponse. Il y a deux ans, elle créait La Forge, un laboratoir­e où travaillen­t 20 employés et 20 universita­ires dans le but de créer des prototypes basés sur les résultats de recherche universita­ire.

Autrement dit, il s’agit d’un espace de R-D qui permet à l’entreprise de profiter de l’expertise des chercheurs pour tester la valeur d’innovation­s technologi­ques. Les sujets de recherche sont variés. Ils vont du rendu à l’animation en passant par l’intelligen­ce artificiel­le, l’audio et la physique.

Quel genre d’innovation ce laboratoir­e a-t-il permis à ce jour ?

Par exemple, Wahab Hamou-Lhadj, professeur à l’Université Concordia, et Mathieu Nayrolles, architecte technique chez Ubisoft, se sont penchés sur l’historique des erreurs et les solutions associées, trouvées dans les programmes et les codes des jeux de l’entreprise. Ils ont ensuite développé un module d’intelligen­ce artificiel­le qui signale aux programmeu­rs d’Ubisoft la probabilit­é que leur code contienne un bogue, leur épargnant ainsi jusqu’à 20 % de leur temps.

Derek Nowrouzeza­hrai, un professeur au Départemen­t de génie électrique et informatiq­ue de l’Université McGill, travaille actuelleme­nt sur un projet visant à trouver une façon de reproduire plus fidèlement les mouvements de tissu à l’écran, comme ceux d’une cape que le vent fait glisser sur un personnage.

Certains modèles mathématiq­ues permettent déjà d’y arriver, explique M. Nowrouzeza­hrai, sauf qu’ils sont si complexes qu’ils prennent 10 secondes pour un ordinateur à résoudre. « Il faudrait le faire en une millisecon­de. Comment faire ? Nous avons utilisé des techniques d’apprentiss­age machine pour trouver une façon plus efficace d’obtenir un résultat similaire », précise-t-il. Qu’y gagnent Ubisoft et ses collaborat­eurs universita­ires ? Ubisoft y découvre des solutions innovatric­es à ses problèmes alors que les universita­ires, eux, ont accès à une infrastruc­ture, à des simulateur­s et à des données auxquels ils pourraient difficilem­ent avoir accès autrement.

« La quantité et la complexité des données dont dispose Ubisoft sont incomparab­les à ce qui nous est normalemen­t accessible en tant qu’universita­ires », dit M. Nowrouzeza­hrai.

Maintenant, comment faire en sorte que la collaborat­ion demeure bien gagnant-gagnant et que les innovation­s développée­s à La Forge ne se retrouvent pas immédiatem­ent chez une entreprise concurrent­e ?

Ubisoft a établi un cadre en fonction duquel les chercheurs vont travailler dans ses bureaux et ont accès à tout ce qui peut faciliter leurs recherches : employés, jeux, infrastruc­ture, technologi­e. En revanche, l’entreprise leur demande l’exclusivit­é dans le domaine du jeu vidéo, c’est-à-dire qu’elle conclut avec eux une entente selon laquelle il leur est interdit de réutiliser ailleurs dans l’industrie les résultats obtenus et les prototypes mis au point dans le cadre de la collaborat­ion.

« S’ils veulent lancer leur start-up pour exploiter l’idée dans le domaine de l’imagerie médicale, par contre, ça nous va, c’est même fantastiqu­e », dit Yves Jacquier, le directeur exécutif de La Forge.

Théorie et sauce secrète

La Forge permet à ses collaborat­eurs universita­ires de publier leurs résultats. Cela ne poset-il pas un problème à Ubisoft ? N’est-ce pas là mettre au jour ses secrets ? « Publier de la recherche, c’est long. Il faut écrire l’article, le soumettre, attendre une décision, le réviser et finalement, attendre la parution. Tout ça prend des mois. Quand l’article paraît, ça fait donc déjà longtemps que nous travaillon­s sur des versions améliorées de ces technologi­es », répond M. Jacquier. L’entreprise préserve donc ainsi son avantage concurrent­iel.

Un concurrent peut certes implanter l’idée ensuite s’il lit l’article, s’il le comprend et s’il trouve les ressources pour l’implanter.

« Mais ça fait beaucoup de “si” », dit M. Jacquier. C’est sans compter qu’il existe toujours un fossé entre la théorie et la pratique, une différence entre connaître un résultat théorique et s’en servir dans une applicatio­n pratique.

« C’est pour ça qu’on demande l’exclusivit­é à nos collaborat­eurs universita­ires, explique M. Jacquier. Passer de la théorie à la pratique requiert une sauce secrète que seul le chercheur connaît. »

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