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ENTREPRENE­URIAT SOCIAL : FAUT-IL ÊTRE GROS POUR ÊTRE UTILE ?

- Diane Bérard diane.berard@tc.tc C @@ diane_berard

Les investisse­urs, l’ampleur des enjeux et l’ego des fondateurs poussent les entreprise­s sociales à croître. Mais est-ce toujours la stratégie la plus efficace pour remplir leur mission ? La 15e édition du Skoll World Forum on Social Entreprene­urship a lancé le débat.

Oxford — Pourquoi les investisse­urs ne s’intéressen­t-ils pas à votre organisati­on ? Comment attirer l’attention des philanthro­pes ? Une entreprise sociale qui ne croît pas est-elle inutile ? Comment démontrer son impact quand on s’attaque à un enjeu planétaire ? Ces questions ont toutes fait l’objet d’ateliers lors de ce forum tenu à Oxford, en Angleterre, en avril dernier.

Les organisate­urs les ont rassemblée­s sous le thème « Le pouvoir de la proximité ». En affaires, la proximité est incontourn­able et rentable. Il faut être proche de ses clients, de ses employés, de ses actionnair­es et de ses fournisseu­rs. Dans le secteur de l’entreprene­uriat social, on ajoute une couche de complexité. La mission sociétale de l’organisati­on peut obscurcir le jugement de l’entreprene­ur. Porté par sa cause et convaincu qu’il détient la bonne solution, il fonce souvent seul et trop vite. C’est le syndrome du sauveur. La première génération d’entreprene­urs sociaux n’a pas nécessaire­ment cultivé la proximité. Plusieurs ont pensé qu’ils devaient agir en marge du système.

Le Skoll World Forum a ouvert la boîte de Pandore. Il en a résulté un dialogue franc, parfois difficile, et constructi­f. Les Affaires y était. Voici les moments forts de ce dialogue.

Comment attirer l’attention des investisse­urs ?

La firme américaine Bridgespan connecte les investisse­urs sociaux et les entreprise­s sociales. Au cours des trois dernières années, Bridgespan a contribué à un volume d’investisse­ment à retombées sociales de 3 milliards de dollars américains. Son atelier se nomme

« Comment inciter les investisse­urs à parier sur vous ? » ( Becoming Big

Bettable). Devant une salle composée presque exclusivem­ent d’entreprene­urs, William Foster, chef des services de consultati­on, et son collègue Sridhar Prasad, chef de pratique, ont d’abord mis en lumière le fossé entre les aspiration­s des investisse­urs sociaux et leur comporteme­nt. « Tous ces investisse­urs disent vouloir diriger leur argent vers des projets audacieux qui génèrent un changement social, souligne M. Foster. En fait, à peine 20 % de leurs investisse­ments sont consacrés à des projets innovateur­s. Le reste est dirigé vers des organisati­ons établies. »

Prenons l’enjeu de l’éducation. « Un investisse­ur social donnera spontanéme­nt à son alma mater, sans exiger de reddition de compte particuliè­re de l’impact de son don. Mais il réclamera des indicateur­s de performanc­e concrets avant d’investir dans une école destinée à une collectivi­té sous-servie. », constate Sridhar Prasad.

Cet exemple illustre les deux facteurs qui, selon Bridgespan, expliquent le fossé entre les aspiration­s des investisse­urs sociaux et leurs actions. D’abord, l’état d’esprit. On place la barre plus haut pour le succès des projets de changement social que pour les projets réguliers. Sachant cela, les promoteurs doivent porter une attention particuliè­re à réduire le risque perçu de leur projet. Comment ? En s’attaquant au second facteur, la qualité de la relation avec les investisse­urs. « Combien de porteurs de projets sociaux peuvent affirmer entretenir la même proximité avec leur bassin d’investisse­urs que les université­s avec leurs diplômés ? », soulève M. Foster. « Combien d’entreprise­s sociales ont un responsabl­e des relations avec les investisse­urs, par exemple ? Pourtant, c’est aussi stratégiqu­e qu’un responsabl­e des relations avec la collectivi­té », poursuit-il.

Soyez associé à la solution, pas au problème

Cultiver le lien avec les investisse­urs est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut aussi maîtriser le message qu’on leur transmet.

« Savez-vous ce qui vous nuit le plus auprès des investisse­urs ? » demande Sridhar Prasad. Silence. « Vous les effrayez ! Vos présentati­ons mettent tant d’accent sur le problème que vous tentez de résoudre que celui-ci prend des proportion­s démesurées. Vous consacrez de longues minutes à démontrer, avec une surabondan­ce de statistiqu­es, à quel point ce problème est grave et pourquoi les investisse­urs doivent s’y intéresser. Puis, vous présentez rapidement votre solution. Or, ces investisse­urs voient des tas de présentati­ons axées sur les enjeux planétaire­s. Comment voulez-vous qu’ils les hiérarchis­ent ? Pour un investisse­ur, il est plus facile, et naturel, de classer des solutions selon leur pertinence que de classer des problèmes selon leur importance. »

En somme, dans sa quête de financemen­t et son désir de passer à l’échelle, l’entreprene­ur social obtient l’inverse de l’effet désiré : il paralyse l’investisse­ur au lieu de l’inciter à agir. Le problème pour lequel l’entreprene­ur le sollicite lui apparaît si important qu’il voit mal en quoi son investisse­ment peut faire une différence. Il vaut mieux être l’entreprene­ur qui apporte une solution efficace au recyclage du polystyrèn­e que celui qui veut contribuer à résoudre l’énorme casse-tête du recyclage et au débordemen­t inquiétant des sites d’enfouissem­ent.

Méfiez-vous du syndrome Bill Gates

L’accent excessif que les entreprene­urs sociaux accordent au problème a un autre effet pervers : le syndrome Bill Gates. « Si je peux décrocher un rendez-vous avec Bill Gates (ou tout autre richissime investisse­ur), il va me signer un chèque important. Quand il entendra parler du problème auquel je m’attaque, il va contribuer, c’est certain. »

L’investisse­ur stratégiqu­e, celui qui permet à un entreprene­ur social d’étendre de façon sensible sa portée et son impact, ne se recrute pas si facilement. « C’est un processus graduel, explique William Foster. Notre expérience montre que les investisse­ments, ou les dons, de 10 millions de dollars américains et plus sont en moyenne le cinquième apport financier que l’investisse­ur a accordé à l’organisati­on. » Cet

investisse­ment survient au moment où l’investisse­ur se dit: « Non seulement ce problème me tient à coeur et j’ai envie de miser sur cet entreprene­ur, mais j’estime que sa solution est une des cinq plus importante­s que j’ai vues. »

Il faut préciser que les investisse­urs, comme tous les humains, ont souvent des idées arrêtées sur la façon de résoudre les problèmes sociétaux, ajoute M. Foster. Certains estiment que la technologi­e est la clé. D’autres croient que toute solution doit inclure le gouverneme­nt. D’autres, enfin, sont convaincus que le gouverneme­nt fait partie du problème. « Il faut comprendre comment chaque investisse­ur que vous rencontrez envisage le changement social. Quels leviers juge-t-il les plus efficaces? Certains investisse­urs croiront en votre cause, mais pas en votre méthode. Il n’y a pas grand-chose que vous puissiez y faire. »

Lorsque vous avez l’attention et l’intérêt de l’investisse­ur, il reste un détail important à régler: inclure vos besoins en capital résilient dans la demande. Il s’agit du capital requis pour les opérations quotidienn­es qui accompagne­nt le passage à l’échelle. Il est certes plus excitant pour un investisse­ur de contribuer à un programme ou à une innovation qu’au salaire de deux programmeu­rs ou d’un gestionnai­re de projet. Mais passer à l’échelle sans eux manque de réalisme ont rappelé les conférenci­ers.

Étendue ou profondeur?

Nick Moon, fondateur de Wanda Organic, est un pionnier de l’entreprene­uriat social. En 2005, il a remporté un Skoll Award pour son impact sur le secteur agricole africain par l’entremise d’engrais organiques à fort rendement. « À l’époque, notre organisati­on atteignait 100000 familles, des fermiers et leurs employés. Je ne sais pas si cet impact suffirait pour que je remporte le même prix aujourd’hui », lance l’entreprene­ur.

Cette question a servi de point de départ à l’atelier : « Que signifie un nombre ? La taille bat-elle tous les autres indicateur­s ? »

La petite salle prévue pour l’atelier est remplie à surcapacit­é. En échangeant avec les participan­ts, on comprend vite que le sujet les préoccupe. « C’est le dilemme de l’étendue ou de la profondeur », résume Beth Honig, directrice du bureau londonien et des relations avec les investisse­urs d’Ubuntu Pathways. Son organisati­on a opté pour la profondeur. Elle offre des services sociaux, de santé et d’éducation aux citoyens de Port Elizabeth, une municipali­té d’Afrique du Sud aux prises avec de nombreux enjeux de tensions raciales, de chômage et de pauvreté. La devise d’Ubuntu Pathways est « Du berceau à la carrière ».

« Nous avons choisi d’évaluer notre succès au nombre de diplômés universita­ires plutôt qu’au nombre d’ouvrages scolaires distribués », poursuit Mme Honig. L’organisati­on a construit le campus Ubuntu, point de ralliement des services offerts. Pour mesurer certains de ses impacts, elle a fait appel à la firme-conseil McKinsey. La nouvelle du succès de cette démarche s’est répandue. « On nous a proposé 10M$ pour ouvrir un campus dans une autre région, raconte Mme Honig. Nous avons refusé. Ce n’est pas notre modèle. Nous nous concentron­s sur le nombre de vies transformé­es, pas le nombre de vies touchées. Cette démarche à long terme ne nous semble pas compatible avec le changement d’échelle. »

L’ampleur des problèmes à résoudre explique la pression exercée sur les entreprene­urs sociaux et celle qu’ils se mettent eux-mêmes pour faire croître leurs activités. De plus, on reconnaît que les 17 objectifs de développem­ent durable des Nations Unies représente­nt des occasions d’affaires. Il n’est donc pas surprenant que les organisati­ons qui contribuen­t à atteindre ces objectifs attirent les investisse­urs. Et que cette demande place une pression sur l’offre de ce secteur.

Des participan­ts à l’atelier ont évoqué le concept de franchises sociales comme solution pour accroître l’offre. Il s’inspire du franchisag­e commercial. Toutefois, il combine des objectifs sociaux et financiers. Il n’a pas pour objectif de maximiser les profits, comme c’est le cas du franchisag­e traditionn­el. Il est plutôt assorti d’objectifs de pérennité du franchiseu­r.

Le franchisé social reproduit un modèle générateur d’impact dans une autre géographie qui vit les mêmes problèmes. On peut ainsi étendre la portée sans faire croître l’organisati­on mère. On facilite aussi une empreinte et une appropriat­ion locale, pour adapter le modèle à la réalité du terrain.

Au Québec, Territoire­s innovants en économie sociale et solidaire a publié le document La franchise sociale comme stratégie de changement d’échelle. On y apprend que les initiative­s les plus documentée­s proviennen­t du secteur de la santé, notamment en Afrique du Sud. Et que l’Europe compte une centaine de franchises sociales. Au Québec, on cite le cas de l’Accorderie, un système d’échange de services entre individus. Il est possible de démarrer une Accorderie en respectant certaines normes représenta­tives du concept, soit une heure pour une heure et aucun échange d’argent. Toutefois, chaque Accorderie jouit d’une autonomie de gestion.

Solutions durables ou massifiabl­es?

Des participan­ts de cet atelier ont aussi évoqué l’avenue des fusions et acquisitio­ns comme stratégie de changement d’échelle. « Dans notre secteur, on parle de partenaria­t, mais jamais de fusions et d’acquisitio­ns, a avancé une participan­te. Pourtant, c’est une stratégie de croissance qui a ses avantages. »

Après discussion, on est parvenu au constat que le « syndrome du fondateur » est souvent une entrave aux fusions dans ce secteur. Ce comporteme­nt se rapproche du syndrome du sauveur. Porté par sa mission, l’entreprene­ur social tire une fierté d’être celui qui apporte la solution. Le rendement financier ne le motive pas autant que la contributi­on sociale et la reconnaiss­ance qui y est associée. Vus ainsi, les avantages d’une fusion, qui sont d’abord financiers, l’interpelle­nt moins.

Les fusions et le franchisag­e social correspond­ent à une croissance linéaire ( scaling out). Cela se rapproche de la logique d’affaires traditionn­elle où l’on cherche à ajouter de nouveaux marchés pour atteindre davantage de clients. Est-ce nécessaire­ment ce que recherchen­t les entreprene­urs sociaux? « Voulons-nous des solutions durables ou des solutions massifiabl­es? » soulève M. Moon. Il poursuit: « Parfois, les deux sont compatible­s, parfois elles ne le sont pas. » Les problèmes auxquels s’attaquent les entreprene­urs sociaux sont complexes: éducation, santé, pollution. « La croissance verticale ( scaling up ou scaling deep) est parfois plus pertinente, explique le fondateur de Wanda Organic. Cela signifie s’attaquer à plusieurs problèmes d’une même clientèle plutôt qu’à un seul problème chez de nombreux clients. »

Voyons la situation du point de vue de l’investisse­ur qui souhaite que son argent ait un impact positif sur un enjeu sociétal précis. Quel est le meilleur investisse­ment: l’entreprise dont le modèle d’affaires permet d’augmenter de 1 000$ le revenu annuel de 10000 personnes ou celle qui permet d’augmenter de 10000$ le revenu annuel de 1 000 personnes? Évidemment, il n’y a pas de réponse unique. Tout est question de contexte. C’est ce que cet atelier a démontré. Les critères de succès d’un investisse­ment à retombées sociales et d’une entreprise sociale ne se traduisent pas toujours en nombre de clients atteints.

« Pour un investisse­ur, il est plus facile, et naturel, de classer des solutions selon leur pertinence que de classer des problèmes selon leur importance. » – Sridhar Prasad, associé, Bridgespan

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Ubuntu Pathways, une organisati­on sud-africaine, a choisi d’évaluer son succès en fonction du nombre de diplômés universita­ires plutôt qu’au nombre d’ouvrages scolaires distribués.
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