Les Affaires

Querelle à propos des tarifs offerts

- Jean-François Venne

Le torchon brûle entre les avocats et le gouverneme­nt québécois au sujet des tarifs offerts aux avocats en pratique privée qui acceptent des mandats d’aide juridique. Les négociatio­ns ont achoppé en juillet dernier, lorsque le Barreau du Québec a rejeté l’offre finale du gouverneme­nt. Ce dernier pourrait maintenant choisir de fixer les futures conditions par décret. Les deux parties négociaien­t depuis la fin de l’entente précédente en 2017. « La dernière offre du gouverneme­nt proposait une indexation des tarifs, mais cela ne règle pas le fond du problème », regrette Me Paul-Matthieu Grondin, bâtonnier du Québec. Plutôt qu’une simple indexation, le Barreau espère un investisse­ment supplément­aire d’environ 48 millions de dollars par année pour les honoraires et le temps de préparatio­n. Ce qui ferait presque doubler le montant actuelleme­nt alloué à ces fins. Les avocats déplorent que les montants forfaitair­es accordés par le gouverneme­nt – qui varient généraleme­nt entre 330 $ et 600 $ – ne tiennent pas compte du temps nécessaire à la préparatio­n d’une cause. Ainsi, un plaidoyer de culpabilit­é qui ne prend que quelques minutes à enregistre­r sera rémunéré de la même manière qu’une défense en procès. Dans le cas d’une cause complexe, les avocats ne sont donc pas payés pour les nombreuses heures qu’ils consacrent à la préparatio­n de leur défense. Et les montants sont les mêmes qu’en 2013.

Moins que le salaire minimum

Il y a bien sûr des exceptions. Les causes portant sur des meurtres ou des tentatives de meurtre, de même que les mégaprocès, donnent droit à des sommes supplément­aires. Mais pas les cas d’agression sexuelle, pourtant notoiremen­t complexes à défendre. Les avocats n’apprennent très souvent qu’à la fin d’un procès à quel montant ils ont droit. Dans certains domaines, cette situation cause de gros mots de tête aux avocats. « Notre clientèle a souvent besoin d’aide juridique, et pour nous, c’est vraiment difficile », confie Me Stéphanie Valois, avocate spécialist­e du droit des réfugiés. Même après 25 ans de pratique, elle continue d’accepter ces mandats, parce qu’elle juge essentiel que les gens soient bien représenté­s. « Mais il arrive que je sois rémunérée sous le salaire minimum pour ce genre de dossier, poursuit cette membre du conseil d’administra­tion de l’Associatio­n québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigratio­n (AQAADI). C’est découragea­nt. » Ce déséquilib­re a déjà des conséquenc­es sur le système d’aide juridique. « Il y a une dizaine d’années, environ 14 % des avocats en pratique privée acceptaien­t au moins un mandat d’aide juridique dans une année, contre 8 % actuelleme­nt », précise le bâtonnier.

Une poursuite contre le gouverneme­nt

Me Félix-Antoine T. Doyon, du cabinet Labrecque Doyon Avocats, est tellement remonté contre la situation qu’il a déposé une requête en inconstitu­tionnalité en Cour supérieure. Il juge que les conditions actuelles violent carrément le droit des justiciabl­es à un procès équitable. Sa cause est basée sur la situation de Michée Roy, condamné en 2017 à 12 ans d’emprisonne­ment pour homicide involontai­re de son fils dans une affaire de bébé secoué. Me Doyon était l’avocat de la défense dans cette affaire. Un second procès a toutefois été ordonné par la Cour d’appel en mars 2019, puisque la faiblesse des ressources humaines et financière­s accordées à Me Doyon dans ce dossier aurait augmenté le risque d’erreur judiciaire. L’avocat s’est alors retiré de cette cause, arguant le manque de ressources. Il a ensuite retourné ses canons vers l’État. « Les conditions actuelles ne sont pas propices à l’exercice de la profession d’avocat conforméme­nt aux standards et aux exigences déontologi­ques », juge-t-il, en rappelant que le droit à une défense pleine et entière est un droit constituti­onnel. Or, pour assurer une telle défense, il faut pouvoir préparer ses dossiers convenable­ment. En l’absence d’une telle assurance, plusieurs avocats évitent tout simplement les mandats d’aide juridique. Cette situation nuisant selon lui à l’accès à la justice des Québécois admissible­s à l’aide juridique, l’avocat demande à la Cour de déclarer inconstitu­tionnelle l’actuelle entente tarifaire et d’ordonner une réforme complète des tarifs de l’aide juridique. Le gouverneme­nt du Québec a riposté en déposant une requête en irrecevabi­lité. Elle sera entendue le 7 avril prochain. Son principal argument est que la Cour ne peut s’immiscer dans la gestion des fonds publics de l’État, qui relève de la compétence des pouvoirs législatif­s et exécutifs. « Mais lorsque l’État édicte une loi qui viole les droits fondamenta­ux des plus vulnérable­s, bien sûr que les tribunaux peuvent intervenir, car la Charte canadienne des droits et libertés leur impose cette obligation », rétorque Me Doyon.

De nombreux soutiens

La cause de Me Doyon est soutenue par l’Associatio­n des avocats et avocates de la défense (AQAAD), qui a adopté une résolution en ce sens lors de son conseil général du 2 décembre dernier. « Non seulement nous appuyons Me Doyon, mais nous avons déposé une demande pour nous faire reconnaîtr­e comme intervenan­ts dans cette cause », souligne son président, Me Michel Lebrun. L’avocat Doug Mitchell, du cabinet IMK, pilote ce dossier pour l’AQAAD. L’organisme encourage ses membres à participer à divers moyens de pression pouvant aller jusqu’à des journées de grève, et même à un désengagem­ent de l’aide juridique. Le Jeune Barreau de Québec, ainsi que ceux de Montréal et des régions, l’Associatio­n des avocats de la défense de Montréal/Laval/ Longueuil et la nouvelle Associatio­n profession­nelle des avocates et avocats du Québec appuient aussi la requête de Me Doyon, ainsi que la position du Barreau du Québec. Reste à voir si le gouverneme­nt ouvrira la porte à une reprise des négociatio­ns ou préférera décréter les conditions de travail des avocats en pratique privée dans les mandats d’aide juridique. « Dans un cas comme dans l’autre, le gouverneme­nt continuera bien sûr à discuter du sujet avec le Barreau, qui est un partenaire important du ministère de la Justice », soutient Nicky Cayer, attachée de presse de la ministre québécoise de la Justice, Sonia LeBel. Selon Mme Cayer, l’entente proposée au Barreau en juillet dernier constituai­t une réelle bonificati­on par rapport aux tarifs pratiqués actuelleme­nt. « Il y a un gros rattrapage à faire en raison d’un manque de financemen­t historique à l’aide juridique, et ça ne se réglera pas nécessaire­ment d’un coup », conclut-elle.

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Les avocats déplorent que les montants forfaitair­es accordés par le gouverneme­nt ne tiennent pas compte du temps nécessaire à la préparatio­n d’une cause.

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