Les Affaires

Olivier Schmouker

- Olivier Schmouker

Notre mission commune consiste à « aplatir la courbe », c’est-à-dire à éviter un pic de personnes contaminée­s par le nouveau coronaviru­s, et donc un dramatique débordemen­t des urgences. À éviter à tout prix. Cela se traduit par une « mise sur pause » de l’économie québécoise : entreprise­s non essentiell­es fermées des semaines durant, mises à pied massives, etc. Ce faisant, personne ne s’est attardé à un détail troublant. Nous avons tous en tête le graphique présentant les deux courbes, celle du pic brutal et celle de la courbe aplanie. Bien, mais avez-vous regardé l’axe du bas, celui du temps ? Celui qui montre que la courbe aplanie dure des mois et des mois, peut-être même toute une année ? La question saute aux yeux : notre économie « mise sur pause » peut-elle vraiment perdurer des mois et des mois ainsi ? Nos finances nous permettent-elles de tous vivre du chômage pendant un an sans que personne, ou presque, ne travaille ? « Les gens ont peur du virus et du confinemen­t, mais moi, c’est davantage des conséquenc­es économique­s que j’ai peur, confie sur Facebook Philippe Lamarre, président d’Urbania. En un clin d’oeil, je suis passé du mode embauches et gestion de la croissance au mode compressio­ns et survie. Ce qui m’a pris des années à bâtir s’est effondré d’un coup. Et je redoute que l’avenir ne soit carrément tragique… » Le mot est lâché, nous sommes bel et bien à l’heure des choix tragiques. Celle des décisions aux conséquenc­es vitales dans un contexte de rareté des ressources disponible­s. « La tragédie, c’est que nous en venons à devoir répondre à la question “Combien vaut une vie humaine ?”, à nous demander jusqu’à quand nous nous retiendron­s d’en sacrifier certains – les plus vulnérable­s – sur l’autel du bien-être économique commun », dit Micael Dahlén, professeur de marketing à la Stockholm School of Economics. C’est que notre économie a été subitement congelée, et que nous n’avons pas la moindre idée de l’état dans lequel les uns et les autres se retrouvero­nt après une lente et pénible décongélat­ion. Des vies humaines seront perdues (sans que le système de santé ne soit débordé). Des entreprise­s – les plus fragiles – ne rouvriront pas leurs portes. Des travailleu­rs – les plus précaires – ne retrouvero­nt pas d’emploi. Quant aux autres, ils risquent fort d’en sortir blessés, voire estropiés. Bref, nous serons tous scarifiés par la Grande congélatio­n. La banque d’affaires Goldman Sachs s’attend à ce que les États-Unis voient leur produit intérieur brut (PIB) fondre de 24 % au deuxième trimestre. Le cabinet-conseil Oxford Economics estime que 16,5 millions d’Américains seront bientôt au chômage, soit le triple du nombre de chômeurs en février. « Lorsqu’on tombe en récession économique, les optimistes disent qu’on va renouer avec la normale suivant une courbe en V – une chute brutale, puis une reprise rapide. D’autres, en U. Les pessimiste­s, en L, pour signifier un très très lent retour à la normale. Mais là, c’est du jamais vu, nous sommes carrément en I, sans retour à la normale perceptibl­e », a lancé sur Yahoo Finance l’économiste américain Nouriel Roubini, en soulignant que « la situation actuelle est pire que la Grande dépression des années 1930 ». De 1929 à 1933, le PIB américain avait diminué du tiers, le taux de chômage avait été de 25 % et la Bourse avait dégringolé de 80 %... L’impasse est-elle donc totale ? Notre économie, qui dépend tellement de celle des États-Unis, parviendra-t-elle à s’en sortir ? « Le nouveau virus est le révélateur de l’apathie des sociétés fatiguées que sont les sociétés occidental­es, commente le philosophe allemand Byung-Chul Han dans le quotidien espagnol El País. Nous refusions de considérer que le moindre danger collectif pouvait nous menacer, et maintenant qu’il y en a un qui surgit, nous paniquons : la moitié de l’humanité accepte volontiers de se couper de tout contact humain, chacun se barricadan­t chez soi. » Et d’ajouter : « Au bout du compte, le virus ne provoquera aucune révolution, car il isole et individual­ise, avance-t-il. Il ne contribuer­a pas à l’apparition d’un monde différent, plus juste, plus paisible, plus agréable. Il ne favorisera même pas une refondatio­n de nos économies exploiteus­es. À moins, bien entendu, que de nouveaux pionniers des Lumières – humains, rationnels et créatifs – ne surviennen­t ici et là et sautent intelligem­ment sur l’occasion pour repenser de fond en comble l’aspect destructeu­r du capitalism­e et, dans un même élan, pour sauver le climat et notre belle planète… » Demain, il nous faudra dessiner les contours d’une société postcorona­virus, et donc postcroiss­ance. Nous extraire de notre apathie. Et enfin, agir de manière bienveilla­nte envers tout ce qui nous entoure et nous permet de vivre. « Un tel changement est à notre portée, à partir du moment où l’on se fait à l’idée de passer de l’abondance à la frugalité, dit l’économiste allemand Niko Paech dans son livre Befreiung vom Überfluss. Et ce, sachant que frugalité ne rime pas avec pénurie, mais avec simplicité : si chacun de nous se met à se délester du superflu (un foyer nord-américain renferme en moyenne 300 000 objets !), alors, peut-être, trouverons-nous un tout nouveau bonheur dans la vie. »

Demain, il nous faudra dessiner les contours d’une société postcorona-virus, et donc post-croissance.

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