Les Affaires

Panser le présent

- Marie-Pier Frappier Rédactrice en chef par intérim

Bernard Stiegler nous a quittés au début du mois. Sa sortie de prison aura peut-être été plus facile que sa sortie du confinemen­t... Pourtant, le singulier philosophe avait écrit, en avril, dans Le Monde, que « le confinemen­t en cours devrait être l’occasion d’une réflexion de très grande ampleur sur la possibilit­é et la nécessité de changer nos vies ». Il ramenait alors un concept qu’il avait réfléchi plus tôt, l’« otium du peuple », ce temps libre, éloigné du quotidien, consacré à des activités intellectu­elles ou créatives. Trop occupés ou stressés, plusieurs d’entre nous ont tenté de se rattraper et de profiter de l’été pour s’inspirer du Décaméron de Boccace, où une bande de jeunes florentins fuit les ravages de l’épidémie de peste de noire de 1348. Cette expérience n’était toutefois qu’une parenthèse. Alors qu’il ne reste plus de l’été que des images de belles forêts ou de tourisme débridé, j’ose, pour mes premières lignes à titre de rédactrice en chef par intérim, une question assez grave. Notre confinemen­t a-t-il duré assez longtemps pour que nos vies soient « profondéme­nt » changées ? Avouez déjà que le déconfinem­ent a été brutal. Décompte des failles dans les CHSLD, paupérisat­ion accélérée pour certains, vague de manifestat­ions contre le racisme et les violences policières, déferlante de dénonciati­ons sur les réseaux sociaux… Le « temps d’apprendre à vivre » nous a semblé se raccourcir sous le cuisant soleil de juillet. L’inflation d’informatio­ns pandémique­s a même connu son revers : le conspirati­onnisme vit des jours fabuleux et contamine autant que la COVID-19 (à lire en page 20). Dans ce climat anxiogène – et n’allons pas sur le terrain du climat, l’espace nous manque –, comment espérer ? La crainte des vagues et autres tsunamis fait tanguer dangereuse­ment la courbe de l’espérance et la reprise semble s’éloigner plus nous avançons dans la nouvelle décennie. Pour garder la tête au-dessus des remous, nos journalist­es François Normand et Olivier Schmouker sont partis en quête de « vaccins » à l’essai dans plusieurs secteurs du Québec inc. Allez consulter leurs « antidotes » afin d’inoculer une juste dose d’espoir à vos futurs trimestres (en page 8). Bernard Stiegler proposait lui aussi un antidote au désarroi qui accable à la fois la PDG d’une grande entreprise, le jeune entreprene­ur et le chômeur. « Si la pensée est démunie, c’est parce qu’elle a cessé de se penser comme soin : comme panser. » Cet automne, nous devrions toutes et tous prendre le temps de panser avant de réagir dans le tourbillon des sombres annonces et le bruit incessant des réseaux sociaux. Revalorise­r nos échanges, nos rythmes de vie et réduire notre consommati­on tous azimuts. Fabriquer de la viabilité en collaborat­ion et en compassion. Et puisqu’il faut réfléchir à mieux occuper vos temps « libres », nous vous proposons de vous concentrer sur les éléments de votre vie changée et sur ceux que vous devrez reforger durant cette rentrée atypique. Panser le présent et soigner le devenir pour imaginer l’avenir.

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