Quebec Science

Suzuki DAVID

Pour David Suzuki, ceux et celles qui font fi de la science devraient être jugés pour « crimes intergénér­ationnels ».

- INTERVIEWÉ PAR LUCIE PAGÉ

« Ceux qui font fi de la science devraient être jugés pour crimes intergénér­ationnels. »

Chez les Cris, on l’appelle Kimisomina­w, ce qui veut dire « notre grand-père », surnom affectueux, comme celui que portait Nelson Mandela – Tata dans la langue xhosa –, des mots qui veulent dire sage père ou grand sage, et qui désignent des gens reconnus pour leur humanité et leur sens de la justice. À l’aube de ses 80 ans, David Suzuki, 6 fois grand-papa, tremble et rage devant l’état de la planète que nous laisserons aux jeunes. Son message est pourtant clair; il le claironne si brillammen­t depuis 50 ans: la survie de l’espèce humaine dépend de celle de la nature. Gaïa finira par avoir raison de la cupidité de Wall Street qui croit que la planète est une poubelle magique et que ses ressources sont illimitées. L’humanité est au bord du précipice. En fait, selon ce généticien, militant écologiste et grand communicat­eur, elle commence même à « pendre dans le vide ». Aussi en appelle-t-il à un changement de conscience. Au Canada, par exemple, les dégâts de l’ère Harper sont incommensu­rables, à tel point que David Suzuki croit que ceux qui font fi de la science devraient être jugés pour « crimes intergénér­ationnels ». D’ailleurs à quoi sert la science, si ce n’est à assurer la pérennité de l’humanité? L’heure est si grave que Kimisomina­w doute parfois que ses petits-enfants puissent mourir de mort naturelle.

Nous savons ce que votre tête de scientifiq­ue pense de l’état de l’environnem­ent. Votre coeur de père, lui, dit quoi ?

Severn, ma fille aînée issue de mon deuxième mariage, milite depuis l’âge de cinq ans. En 1992 – elle avait 12 ans –, elle a prononcé un vibrant discours au premier Sommet de la Terre à Rio. Elle connaît donc très bien l’état de la planète. Alors, le jour où elle m’a annoncé qu’elle était enceinte, j’ai été sous le choc! J’ai dit : « Sev! Tu connais l’état de la Terre! Comment peux-tu y amener un bébé? » Elle a répondu : « Oui. Mais refuser de faire un enfant, c’est abandonner la lutte. Mon enfant, c’est mon engagement envers la Terre. La raison pour laquelle je me battrai jusqu’au bout. » Je n’ai rien eu à redire. Elle avait raison.

Les politicien­s et les P.D.G. de grandes compagnies ont aussi des enfants…

Oui, mais ils jouent un jeu. Laissez-moi vous raconter une histoire. Un jour, j’ai reçu la visite d’un P.D.G. de l’une des plus grandes compagnies de sables bitumineux. Je lui ai dit : « Vous pouvez entrer dans mon bureau, mais à une condition; que vous laissiez votre chapeau de P.D.G. à la porte et qu’on discute d’humain à humain, parce que je ne veux pas me battre avec vous. Avant de négocier quoi que ce soit, nous devrons nous entendre sur ce qui est essentiel pour vivre. » Il n’était pas

« Je n’aurais jamais imaginé que l’on inventerai­t un système où l’argent viendrait avant toute autre chose; même avant la vie. »

content. Sans ce chapeau, il se sentait nu. Je lui ai d’abord demandé ce qu’était la chose la plus importante pour tout être humain. Je vous jure que des signes de «piastres» sont apparus dans ses yeux ! J’ai répondu pour lui : si nous manquons d’air pendant plus de trois minutes, nous mourons ! Et si nous respirons de l’air pollué, nous sommes malades. Alors, il faudrait d’abord nous entendre sur le fait que l’air est le premier besoin de tout être humain. Ensuite, sans eau pendant trois ou quatre jours, c’est la mort ! Et si nous buvons de l’eau polluée, nous sommes malades. Il faut donc mettre l’eau sur la liste, avec l’air. Ensuite, si nous ne mangeons pas pendant quatre à six semaines, nous mourons. Et si nous mangeons de la nourriture empoisonné­e, nous sommes malades. Or, la majorité de nos aliments viennent de la terre. Donc, la terre doit aussi être sur la liste. Enfin, toute l’énergie que nous brûlons, celle de notre corps et celle de l’environnem­ent – le bois, le charbon, le pétrole –, vient du Soleil. Les plantes captent la lumière par photosynth­èse et la convertiss­ent en énergie que nous utilisons quand nous mangeons des plantes ou des animaux. La photosynth­èse est donc aussi une priorité. Alors, ne pouvons-nous pas, d’humain à humain, nous entendre sur le fait que ce sont là les trois priorités de la vie ?

A-t-il acquiescé ?

Comment le pouvait-il ? Retourner chez ses actionnair­es et dire – « David Suzuki a raison, il faut protéger l’air, l’eau et la terre » ? Il aurait été congédié sur-le-champ ! Notre système économique ne se soucie pas de ces choses. C’est la raison pour laquelle nous sommes maintenant au bord du précipice. Je n’aurais jamais imaginé que l’on inventerai­t un système où l’argent viendrait avant toute autre chose; même avant la vie.

Alors pourquoi écoutons-nous la propagande au lieu de la vérité ? Les politicien­s au lieu des scientifiq­ues ?

Les politicien­s sont au service des grandes sociétés qui financent leurs campagnes électorale­s. On nous vend l’idée que l’économie, c’est tout; que c’est un gros dragon qu’il faut absolument nourrir, même s’il est insatiable. C’est complèteme­nt dingue !

Pourtant, le dernier rapport de la Banque mondiale et d’autres rapports de grands économiste­s parlent de catastroph­e si on n’agit pas tout de suite.

C’est ce que je ne comprends pas. Même Nicholas Stern [NDLR : économiste, ancien

vice-président de la Banque mondiale et auteur du Rapport Stern sur l’économie du changement climatique en 2006] a dit que, pour éviter les changement­s climatique­s, il faut investir 3 % de notre PIB. Mais si nous ne faisons rien maintenant, cela nous en coûtera éventuelle­ment 20 % !

À votre avis, ceux qui font fi de la science, comme Stephen Harper, sont-ils coupables ?

Absolument ! Ils devraient être jugés pour « crimes intergénér­ationnels », car c’est de cela qu’il s’agit. Le problème, c’est que nous n’avons pas les moyens légaux pour porter de telles accusation­s. Si vous êtes P.D.G. d’une compagnie et que vous ignorez ou supprimez délibéréme­nt de l’informatio­n dans le cadre de votre travail, vous allez en prison pour « aveuglemen­t volontaire ». Je crois que l’ex-premier ministre Stephen Harper a été volontaire­ment aveugle. Le problème, c’est que sa cécité aura des effets incommensu­rables à long terme, sur la vie de nos enfants et de nos petits-enfants. La science est claire : il faut à tout prix laisser 80 % des réserves de combustibl­es fossiles connues là où elles sont. Cela implique de mettre un terme à l’exploitati­on des sables bitumineux, entre autres. Ainsi, on élimine du même coup tous les litiges au sujet des pipelines. Il faut aussi mettre un prix sur le carbone. Harper a toujours dit que ça allait détruire l’économie. Et il est censé être économiste ? Regardez la Suède ! Elle a imposé une taxe de 133 $ par tonne en 1991 (168 $ en 2014). Entre 1991 et 2008, elle a réduit ses émissions de 40 % et son économie a crû de 44 % !

Ce sont des chiffres éloquents.

Exactement ! Si ce n’est pas suffisant pour jeter Harper en prison, je ne sais pas ce qui l’est !

Si la nouvelle génération suit nos pas, ce sera un suicide planétaire. Les jeunes doivent tracer un nouveau chemin. Ils ont donc besoin de nouveaux outils. Lesquels ?

Le défi n’est ni technologi­que, ni politique, ni économique. C’est notre conscience qu’il faut changer radicaleme­nt. C’est d’ailleurs le raisonneme­nt derrière le mouvement Bleu Terre [NDLR : un projet de la Fondation David Suzuki]. Nous voulons inscrire dans la constituti­on canadienne le droit à un environnem­ent sain et propre, comme cela s’est fait dans 110 États du monde. Pour le moment, si une compagnie verse du poison dans une rivière, c’est au peuple de prouver que cela lui sera néfaste. C’est insensé.

Les Autochtone­s ont-ils un rôle à jouer ?

Sans eux, nous aurions déjà perdu beaucoup plus ! Regardez où sont les points chauds pour les luttes environnem­entales et vous les retrouvere­z. Les Autochtone­s sont toujours sur la ligne de front.

Et ailleurs dans le monde, est-ce que ça bouge un peu ?

Je dois avouer que l’entente de 2014 entre les États-Unis et la Chine m’a jeté par terre. Les deux plus grands pollueurs de la planète s’étaient alors engagés à réduire les gaz à effet de serre (GES) de façon significat­ive. Une sacrée belle surprise ! Nous verrons à la Conférence des Nations unies sur les changement­s climatique­s à Paris (COP 21) s’ils sont vraiment sérieux. Mais il y a eu une autre surprise, un cadeau tombé – je ne dirai pas du ciel, parce que je suis athée – de quelque part. Il s’agit de l’encyclique

Laudato Si du pape François Ier sur la sauvegarde de la maison commune. J’aurais tant aimé l’avoir écrite ! Je l’ai lue plusieurs fois. Et je pleure chaque fois. Parce qu’il a fait quelque chose que personne d’entre nous n’avait fait avant : il a pris les problèmes comme la faim, la pauvreté, l’injustice sociale, la surconsomm­ation, la pollution, et a opposé au tout une profonde moralité. Vous savez, la moralité n’est pas un mot qui émane du choeur des écoles d’économie. Et pourtant, c’est la base du vivre ensemble.

Votre boule de cristal vous dit quoi sur l’issue de la COP 21 ?

Écoutez, il y a eu 20 COP. Vingt échecs. Pourquoi la 21e réussirait-elle ? Il faut un changement de perspectiv­e. C’està-dire comprendre que la planète n’est pas divisée en 195 parcelles, associées respective­ment aux 195 pays, mais que la Terre est un tout et qu’il faut une conscience collective pour y vivre sainement. Il faut un drapeau de la Terre auquel tout le monde prête allégeance. Mais nous avons besoin d’aide.

« Je veux être capable de regarder mes petits-enfants dans les yeux et de leur dire : Je ne suis qu’un homme. Je n’ai pas pu sauver le monde, mais j’ai fait du mieux que j’ai pu. »

Ou d’une grande catastroph­e ?

Quand est arrivé l’ouragan Katrina, j’ai cru que cela permettrai­t un changement. Même chose avec Sandy, puis Fukushima. Mais non. Lors de la crise économique de 2008, je me suis dit : « Ça y est ! On va changer ! » On a plutôt renfloué et remis en place un système brisé qui ne fonctionne pas. C’est de la folie ! La meilleure chose qui puisse nous arriver, c’est que tout le système s’effondre.

Pleurez-vous parfois devant ce désastre prévisible ?

Plus maintenant. Mais je me mets en colère.

Et votre coeur de grand-père, celui de Kimi-sominaw, il dit quoi ?

Si nous n’agissons pas immédiatem­ent, nous devrons vivre dans un monde dévasté. Peut-être quelques centaines de milliers de personnes survivront-elles, peut-être pas. Mais ce sera terrible; ça, je le sais. Quand je vois mes petits-enfants, ils me remplissen­t d’une joie sans nom même si je suis très inquiet de leur avenir. Un collègue me disait récemment, et plusieurs scientifiq­ues commencent à l’affirmer, que la fonte du pergélisol sera catastroph­ique pour l’humanité. Non seulement il ne captera plus les GES, mais il émettra le méthane qu’il

emmagasine depuis toujours. C’est une chose trop atroce à imaginer… [Il marque une pause.] J’adore mes petits-enfants. Je suis content qu’ils soient nés.

Quel âge a le plus jeune ?

Un an.

Nous n’avons plus le luxe du temps.

Je sais. Nous sommes comme ce coyote – vous savez, dans le dessin animé – qui a dépassé le bord du précipice et qui court dans le vide. [Il imite la scène.] Et puis là, il se retourne et dit « Holy shit ! », et puis « Boum ! » [Il laisse tomber les bras et regarde par terre.] C’est ma plus grande peur : qu’on ait dépassé la limite; qu’on ait franchi le point de non-retour.

L’avons-nous effectivem­ent franchi ?

Je ne sais pas.

Vous êtes-vous forgé un coeur de pierre ? Avez-vous abandonné ?

Je ne peux pas abandonner ! Mais j’espère mourir comme mon père, entouré de ma famille. Je veux être capable de regarder mes petits-enfants dans les yeux et de leur dire : « Je ne suis qu’un homme. Je n’ai pas pu sauver le monde, mais j’ai fait du mieux que j’ai pu. » C’est tout ce que je pourrai dire : j’ai fait du mieux que j’ai pu.

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Lucie Pagé, auteure de Demain, il sera trop tard, mon fils, et David Suzuki qui signe Lettres à mes petits-enfants.

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