Un nouvel ennemi : le dénialisme
Il n’y a pas de réchauffement climatique. La cigarette n’est pas nocive. Les vaccins tuent. Et nier la vérité, voire l’évidence, c’est souvent bon pour les affaires.
A u milieu des années 1950, le scepticisme scientifique voyait le jour, sous l’impulsion, entre autres, de Martin Gardner, esprit libre et grand vulgarisateur états-unien. Le mouvement se proposait de mettre le rationalisme au service d’un travail de déboulonnage des croyances aberrantes ou mal fondées.
Cette forme d’hygiène de l’esprit se justifie par des raisons intrinsèques – on veut penser le plus clairement possible –, mais aussi par des raisons instrumentales. Il arrive en effet que certaines des croyances ainsi démontées soient nuisibles, voire dangereuses, aux personnes crédules; par exemple en matière de santé. (Et parfois fort lucratives pour qui en fait la promotion.)
Mais voilà que, depuis quelques années, un nouvel ennemi se profile. Celui-ci réclame de la part des sceptiques un enrichissement de leur arsenal et de leur pratique. Ce nouvel ennemi, c’est le « dénialisme ».
Le mot désigne le refus systématique, buté et doctrinaire, de certains faits avérés; même de certaines théories pourtant admises par la communauté scientifique (ou à tout le moins considérées comme très probables). La paternité du concept, transmis et entretenu sur le site web denialism.com, reviendrait aux frères Mark et Chris Hoofnagle, respectivement professeur de droit et chirurgien aux États-Unis.
On pourra être tenté de traduire leur denialism par « négationnisme ». Cependant, ce serait oublier que ce mot désigne déjà, en français, le refus d’admettre la réalité de la Shoah, un fait historiquement prouvé. Cela constitue bien, sur le terrain de l’histoire, une forme de dénialisme, mais ce n’est pas la seule. Les personnes qui refusent d’admettre l’efficacité et l’innocuité quasi totale des vaccins sont aussi des dénialistes. Tout comme celles qui refusent d’admettre la réalité du réchauffement climatique anthropique; qui ne croient pas que le VIH cause le sida; ou qui refusent d’admettre la théorie de l’évolution.
Cette nouvelle réalité nous contraint à soulever quelques questions. Comment en expliquer l’apparition ? Quelles stratégies argumentatives particulières les dénialistes déploient-ils ? Et celle qui pourrait bien être la plus importante de toutes : comment lutter efficacement contre ces idées, étant admis qu’elles peuvent avoir et ont souvent des conséquences dramatiques sur l’ensemble de la société ?
Le dénialisme peut être compris si on se le représente comme une prise de position, soutenue par des motifs idéologiques, économiques ou religieux, visant à s’« autocréditer » en attaquant le consensus scientifique au moyen d’un arsenal de stratégies rhétoriques soigneusement mises au point. Parfois assez habiles, ces stratégies peuvent jeter le doute chez des personnes peu informées. On jouera ainsi sur le fait que, au contraire d’un dogme, une théorie scientifique est susceptible d’être révisée et améliorée, et d’autant plus si elle porte sur un sujet complexe. Elle présente ainsi, à tout moment, des points encore débattus, des inconnues, des divergences de résultats, des imperfections, des tensions, des désaccords. Cette caractéristique est systématiquement exploitée par les dénialistes, grâce à une sélection des faits. Un parfait exemple de ce procédé est l’évocation, par les dénialistes de l’évolution, de « trous » ou de chaînons manquants, dans l’histoire des fossiles. Ils exploiteront de la même manière les cas d’erreurs humaines, voire de fraudes, pour jeter le doute sur tout un ensemble de recherches et de travaux, sinon pour carrément les discréditer. Peut-être en donnant à penser qu’une conspiration (disons de scientifiques en mal de subventions) explique telle ou telle théorie.
Le dénialisme procède enfin à une sorte de dévoiement, puis de retournement de la pensée critique contre elle-même. Voici un exemple de cette manière de faire.
On sait que l’appel à la foule est le plus souvent un sophisme : le fait que la majorité pense une chose ne rend pas cette chose
Le résultat visé par les dénialistes est de susciter un doute, dans le public, quant à la vérité de la théorie scientifique. Ce doute, espèrent-ils, pourra faire en sorte que les médias traitent leur position à égalité avec celle des scientifiques.
vraie pour autant. Imaginons donc que le dénialiste argue que le consensus des scientifiques aptes à se prononcer sur la réalité du réchauffement climatique anthropique est un appel à la foule et que la science ne se décide pas par consensus. Quoique séduisante, cette erreur de raisonnement est bien grossière. Car la foule, ici, est celle des experts. C’est parce qu’ils sont en mesure d’examiner la question que leur jugement fait autorité; pas parce qu’ils sont nombreux à penser de la même façon.
Le résultat visé par les dénialistes est de susciter un doute, dans le public, quant à la vérité de la théorie scientifique. Ce doute, espèrent-ils, pourra faire en sorte que les médias traitent leur position à égalité avec celle des scientifiques.
Le dénialisme fait désormais l’objet d’études multidisciplinaires, auxquelles collaborent des chercheurs de nombreux horizons. L’enjeu n’est pas que théorique ou philosophique. Le dénialisme est aussi un réel problème politique et même, bien souvent, une mise en scène motivée par des intérêts économiques. Les dénialistes, ne l’oublions pas, ce sont aussi ces cigarettiers qui ont triché pour cacher la nocivité de leur produit. Ces entreprises, comme Exxon Mobil, qui financent des recherches dont l’objectif est de nier soit la réalité du réchauffement climatique, soit le rôle qu’y joue l’activité humaine. Ce sont des individus comme les frères Koch, des multimilliardaires libertariens aux États-Unis, qui entretiennent des organismes de désinformation oeuvrant dans le même sens que leurs opinions.
La conversation démocratique est alors mise à mal, en même temps que deux de ses indispensables alliées : la science et la recherche scientifique, en tant qu’institutions régies par des idéaux normatifs comme la vérité, la diffusion des résultats et l’impartialité. Il faudra donc amorcer de sérieux échanges sur ce qu’il convient de faire pour combattre le dénialisme, dans l’indispensable respect de la liberté d’expression, de la liberté académique et du droit à la dissidence, y compris en science. Vaste programme.
Je me permettrai cependant deux modestes réflexions. La première étant qu’il est du devoir des scientifiques de s’impliquer dans ce débat. Venez; on vous attend, on vous espère.
La deuxième est que, pour cette lutte, dans certains cas à tout le moins, outre l’indispensable dénonciation de la partialité, de l’ignorance et de la duplicité, le recours à l’humour et au ridicule peut s’avérer extrêmement efficace.