Quebec Science

Au pays de la petite enfance

- SERGE BOUCHARD

Les petits enfants habitent le pays de leur enfance. Ils n’habitent pas de beaux ou de moins beaux quartiers, ils sont sans nationalit­é, sans identité. De 0 à 5 ans, tous les enfants se ressemblen­t, au-delà de leur aspect physique et de leur environnem­ent. Chacun habite le territoire sacré de sa venue au monde, chacun écoule le temps précieux où l’être se découvre, se rencontre luimême, s’exerce à tout, prend contact avec les autres. Ici, il est autant de géographie­s qu’il est de petits yeux ouverts sur des terrains nouveaux. C’est une chambre, un corridor, une ruelle, une cour, un champ, ce sont des paysages, des visages d’adultes, des animaux, les images ont un relief où chaque détail revêt une grande importance : le nez de ce monsieur, le parfum de cette dame, cette colline au loin, une tache à la surface de la lune, la boucane noire du train, l’odeur de l’encens, un glaçon, la signature du froid coupant, un foulard et des mitaines gelées. Ce sont des chansons, des cris, les sons d’une langue maternelle, de grosses peines, de grands bonheurs, et puis des peurs.

Adultes devenus, nous croyons voyager, nous allons de pays en pays, nous volons d’un continent à l’autre. Ces déplacemen­ts dans l’espace sont des voyages à l’intérieur d’une grande bulle qui s’appelle la planète Terre. En réalité, nous tournons en rond et nous faisons des allers-retours, tous les grands voyageurs savent cela. Il apparaît impossible de sortir de ce cercle. Quoi que nous fassions, nous ne sommes jamais bien loin de là où nous sommes déjà allés, et dans ce tournoi des destinatio­ns exotiques, un jour ou l’autre, nous revenons sur nos pas. En vérité, la vie finit par nous enseigner que le vrai voyage se situe dans le temps et ce voyage-là est aussi fascinant qu’effrayant. S’il est toujours possible de « découdre » son chemin dans l’espace, il est impossible de remonter le compte des années. Quand je pense au pays de mon enfance, je vois bien que l’on est tous condamnés à l’exil, du moment que l’on vieillit.

Je suis si loin de mon petit tricycle, de ce vieil érable, de la pluie de samares que nous appelions des hélicoptèr­es, de ces feux de trottoir qui sentaient si bon, elle me revient chaque automne, cette odeur de fumée émanant des tas de feuilles mortes qui se consumaien­t lentement – et qui s’empilent à présent dans les rues car cela ne se fait plus, brûler des feuilles mortes. Aujourd’hui, je suis si loin de l’immensité de tout ce qui m’entourait, des épaules de mon père, de la noirceur de l’automne, de la blancheur de la neige, de la beauté des automobile­s. En ce pays de mon enfance, j’étais si innocent que je croyais les fourmis importante­s, j’admirais les briquettes de charbon qui tombaient des wagons noirs immobilisé­s sur la voie ferrée, je trouvais les maisons grandes, la rue interminab­le, la lune magique. Dans le pays de mon enfance, la pluie avait un je-ne-sais-quoi de pluvieux, les orages grondaient beaucoup plus fort qu’aujourd’hui, il y avait des chiens-loups, les bateaux sur le fleuve revenaient de très loin, ils s’en allaient plus loin encore, les moineaux domestique­s étaient intéressan­ts, les fruits étaient sucrés et j’aimais tant les sandwiches au Paris Pâté.

Si je vous dis tout cela, c’est que j’arrive de ce pays, c’est-àdire du Forum Tous pour eux organisé par le projet collectif Avenir d’enfants. Il y avait là plus de 550 personnes réunies dans un hôtel de Québec, en majorité des femmes, bien sûr, aussi bien des intervenan­tes en développem­ent social que des éducatrice­s de garderie, des psychologu­es, des administra­trices qui se désâment à agir, à réfléchir, à prendre soin, à se préoccuper de cette question fondamenta­le : la petite enfance. Trois jours de conférence­s et de colloques et de tables rondes et d’ateliers pour tourner autour de ce noyau dur : on n’a qu’une enfance, il n’y aura pas de deuxième chance. Un seul enfant négligé ou battu, abusé ou délaissé, et voilà notre société en échec. Ce pays de l’enfance doit être cultivé, fréquenté, surveillé, comme un jardin aussi précieux que fragile, ce fameux jardin de l’enfance où tous les petits, sans exception, seront protégés contre le mauvais temps, le mauvais sort, la négligence. Entre 0 et 5 ans, la partie se joue, l’enfant grandira sur ces fondations, sur le terrain de ses premiers jours, de ses premiers mois, et tout un destin repose sur ces cinq premières années.

En ce pays de la petite enfance, les petits enfants s’amusent, ils mangent à leur faim, ils dorment sur leurs deux oreilles, ils évoluent en sécurité dans le milieu d’un cercle, comme l’éléphantea­u au centre de sa harde de géants et de géantes qui font mur autour de lui contre l’adversité du monde.

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Bébé Serge, 7 mois
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