Quebec Science

Le p’tit coup de l’évolution

Homo sapiens buvait déjà bien avant d’inventer la bière. En témoignent les enzymes de notre foie, qui détoxifien­t notre organisme depuis 10 millions d’années.

- Par Joël Leblanc

Homo sapiens buvait déjà bien avant d’inventer la bière. En témoignent les enzymes de notre foie depuis 10 millions d’années.

FFest un adulte mature. De temps à autre, il sort boire avec des amis, puis retourne chez lui, un peu éméché. Rien de bien singulier, si ce n’est que FF est un chimpanzé sauvage.

Le « bar » qu’il fréquente est une palmeraie d’Afrique occidental­e. Près du village de Bossou, à l’extrême sud-est de la Guinée, des villageois entaillent les palmiers à raphia ( Raphia farinifera), comme nos acériculte­urs entaillent leurs érables, pour en soutirer la sève et fabriquer du vin de palme. Puis, ils fixent à l’arbre un contenant de plastique afin de recueillir le liquide blanchâtre et laissent la gravité faire son travail. En quelques heures à peine, une fermentati­on naturelle s’amorce dans le godet où l’alcool s’accumule graduellem­ent.

Entre deux passages des villageois, les chimpanzés du coin ne se gênent pas pour venir trinquer. Kimberley Hoc - kings, spécialist­e en écologie comporteme­ntale à l’université Brookes d’Oxford, au Royaume-Uni, les a vus faire. « La première fois, ça a vraiment suscité mon intérêt, se souvient-elle. Mais je n’ai pu observer ce comporteme­nt qu’à quelques occasions. Alors, j’ai contacté d’autres chercheurs qui ont travaillé avec cette communauté de singes au cours des 20 dernières années et je leur ai demandé de fouiller leurs cahiers de notes. »

Le résultat est un article collaborat­if, publié en juin dernier dans la revue

Royal Society Open Science, fondé sur 51 observatio­ns de consommati­on d’alcool par les chimpanzés. On y apprend même que les singes se confection­nent des « cuillères » à partir de feuilles; qu’ils

les plongent dans le liquide puis les portent à leur bouche environ neuf fois à la minute. Et on ne parle pas de petit jus : les mesures des chercheurs ont révélé que le vin de palme avait une teneur moyenne en alcool de 3,1%, certaines cuvées pouvant atteindre 6,9%. Si les quantités étaient d’ordinaire restreinte­s, certains individus pouvaient en avaler jusqu’à 3 L! De quoi être bien « paf »!

« Nous avons parfois noté des signes d’ébriété chez les buveurs après leur apéro, ajoute la chercheuse. Certains tombaient endormis, sur place, tout de suite après avoir bu la sève fermentée! Pourtant, même s’il est nutritif, le liquide n’a pas bon goût. Après 24 heures, il devient acide et vinaigré. Moi, je le trouve imbuvable! »

La preuve n’est donc plus à faire : même si ça n’a pas bon goût, nous ne sommes pas les seuls primates à boire volontaire­ment de l’alcool. C’est grâce à une biochimie interne qui s’est élaborée il y a 10 millions d’années que cela a été rendu possible. Avec les gorilles, les chimpanzés et bonobos, nous faisons donc partie d’un petit groupe sélect dont les organismes sont capables de dégrader efficaceme­nt l’alcool, grâce à des enzymes spécialisé­es qui se trouvent notamment dans notre foie.

Il faut ce qu’il faut ! Car l’éthanol, produit de la fermentati­on naturelle des sucres, est toxique. Un fruit tombé de son arbre et qui fermente depuis un moment est dangereux pour la santé; la plupart des animaux dédaignero­nt d’en manger. Mais comme les ressources sont parfois rares et qu’à fruit tombé on ne regarde pas la pourriture, l’évolution a doté les animaux frugivores d’enzymes pouvant détoxifier leur organisme de l’éthanol qu’ils pourraient ingérer.

Afin de décomposer l’alcool, les animaux ont développé une famille d’enzymes appelées alcool déshydrogé­nases, ou ADH. Lorsqu’elles rencontren­t une molécule d’éthanol, ces enzymes la transforme­nt en acétaldéhy­de, un composé qui sera à son tour transformé en acide acétique inoffensif par d’autres enzymes. Mais les ADH, qu’à peu près toutes les cellules de l’organisme peuvent produire pour se défendre d’une agression toxique, peuvent facilement être débordées si les quantités d’éthanol sont trop élevées. Il peut s’ensuivre l’ébriété, voire le coma éthylique et la mort.

Cependant, chez les hominidés, raconte Matthew Carrigan, biologiste à la Foundation for Applied Molecular Evolution à Gainsville, en Floride, une mutation est survenue, rendant l’une de ces enzymes, l’ADH4, extrêmemen­t performant­e. Sa vitesse de réaction a été multipliée par 40! « Cette mutation est survenue chez l’ancêtre commun des humains, des chimpanzés et des gorilles, avant que chacune des lignées ne prenne

sa direction évolutive particuliè­re, précise-t-il. Il se pourrait bien que cet aïeul soit Ouranopith­ecus macedonien­sis, dont nous connaisson­s quelques fossiles et qui vivait à cette époque. »

Matthew Carrigan et plusieurs de ses collègues de différente­s université­s ont publié un article, en janvier 2015 dans les Proceeding­s of the National Academy of Sciences, où ils révèlent l’ancienneté de ce mécanisme de tolérance élevée à l’alcool. La mutation, en permettant à l’ADH4 de s’attaquer plus efficaceme­nt et plus rapidement à l’éthanol, aurait permis à

Ouranopith­ecus macedonien­sis

d’ingérer de plus grandes quantités d’alcool sans en être trop affecté. Et cela coïncide avec le moment où l’on estime que nos ancêtres primates ont quitté les arbres et commencé à vivre au sol.

« Quand on vit dans les arbres, poursuit Matthew Carrigan, on peut se nourrir de fruits frais cueillis directemen­t sur les branches. Mais si on se déplace sur le sol, on risque de ramasser des fruits tombés, partiellem­ent fermentés. » La sélection naturelle a donc favorisé les hominidés qui pouvaient, jusqu’à un certain point, tolérer l’intoxicati­on. Dans un milieu où rôdent les prédateurs, pouvoir se nourrir rapidement sans risquer de perdre sa vigilance et de devenir une proie constitue un net avantage. Mieux : consommer des fruits fermentés, c’est nutritif. L’éthanol, en effet, apporte 7,1 kilocalori­es par gramme (kcal/g), bien plus que ce que fournissen­t les glucides non fermentés (4,1 kcal/g).

Présente dans le foie, mais aussi dans les muqueuses de la bouche, de l’oesophage, de l’estomac et de l’intestin, ADH4 est l’une des premières enzymes qui agissent sur l’alcool qu’on ingère. En comparant sa structure, qui compte 380 acides aminés, chez deux espèces évolutivem­ent proches, le macaque et le babouin, l’équipe de Matthew Carrigan est arrivée à déduire de quoi avait l’air l’enzyme chez leur ancêtre commun. Les chercheurs ont recréé cette enzyme en laboratoir­e, testé son efficacité, puis répété l’exercice en la comparant avec celle du vervet, l’espèce voisine du groupe macaque-babouin.

« Nous avons refait l’expérience avec 19 espèces de primates et nous avons pu retracer l’histoire évolutive de l’enzyme ADH4 au cours des dernières 75 millions d’années. À chaque étape de l’arbre généalogiq­ue, nous avons repéré quels acides aminés avaient subi une mutation. C’est comme ça que nous avons découvert que l’enzyme ancestrale de l’humain, du chimpanzé, du bonobo et du gorille était pleinement fonctionne­lle. Mais quand on recule dans le temps jusqu’au moment de la dichotomie avec l’orangoutan­g, il y a quelque 18 millions d’années, on voit que la différence ne tient qu’à un seul acide aminé: une alanine a été remplacée par une valine. »

C’est ce petit changement, au sein d’une modeste enzyme, dû à une mutation, qui a multiplié par 40 la capacité du foie à métabolise­r l’éthanol et qui a permis à quelques primates aventurier­s de mieux survivre au sol, d’engendrer une plus grande progénitur­e et de transmettr­e cet avantage à leurs descendant­s.

Une découverte qui bouscule une idée reçue. Jusqu’ici, on croyait que la capacité à métabolise­r l’alcool était apparue quand nos ancêtres avaient commencé à faire volontaire­ment fermenter de la bière et du vin, il y a tout au plus 15 000 ans. Nous savons maintenant que notre espèce a toujours eu cette aptitude. Aussi certains chercheurs se demandent-ils si nous n’aurions pas mis au point la technique de fermentati­on contrôlée justement pour assouvir notre prédilecti­on naturelle pour l’éthanol… D’autres pensent même que nous aurions inventé la culture céréalière, il y a 10 000 ans, non pas pour nous assurer d’avoir de la farine à manger, mais de la bière à boire! Autrement dit, avant que d’être sa

piens, l’Homo aurait été, comme son cousin FF le chimpanzé, un joyeux ebrie

tus… Et se serait organisé, au fil des siècles et des « partys », pour le rester ! QS

La sélection naturelle a donc favorisé les hominidés qui pouvaient, jusqu’à un certain point, tolérer l’intoxicati­on.

 ??  ?? Sur cette image, on voit le chimpanzé FF (devenu célèbre) se servir une rasade de sève de palme en utilisant une feuille comme cuillère.
Sur cette image, on voit le chimpanzé FF (devenu célèbre) se servir une rasade de sève de palme en utilisant une feuille comme cuillère.
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