Trop de hot-dogs sur Terre
Ce n’est plus seulement une question de santé ou de goût. La production industrielle de la viande bon marché menace la planète. Pouvons-nous y faire quelque chose ?
D écouvrir comment est fabriqué un hot-dog n’est déjà pas trop rassurant. Il y a quelques années, la chaîne de télévision canadienne Discovery Channel avait présenté un documentaire qui avait coupé l’appétit à plus d’un amateur. Des parties indistinctes de viande de boeuf et de porc passaient dans des broyeurs industriels, formant un mélange grumeleux auquel on ajoutait une pâte lisse à base de bas morceaux de poulet, nous disait-on. On incorporait alors de l’air, du sel, du sirop de maïs et de mystérieux « agents de conservation », avant de fourrer le tout dans des boyaux synthétiques et de les cuire au four.
Le 4 juillet dernier, à Coney Island, à New York, devant des milliers de spectateurs, Matt Stonie, 22 ans, réussissait à avaler 62 hot-dogs en 10 minutes, battant de justesse le champion en titre qui n’en a englouti « que » 60. Ce concours est organisé depuis 1919 par la chaîne de fast-food Nathan’s Famous.
Fait surprenant, les « performances » des concurrents d’aujourd’hui sont très supérieures à celles de leurs prédécesseurs, le nombre moyen de hot-dogs ingurgités ne cessant d’augmenter. Explication ? L’épreuve s’est allongée de plusieurs minutes et les concurrents peuvent tremper leurs saucisses dans l’eau et boire en même temps, ce qui leur permet d’en avaler plus. Élément encore plus significatif, me semble-t-il, le concours de Coney Island est devenu une très grosse affaire commerciale : processus de sélection à l’échelle du pays, commanditaires, publicité, champions, entraîneurs… et enthousiasme des médias, toujours prêts à couvrir l’événement et à célébrer la goinfrerie la plus stupide qui soit.
Avec ou sans ketchup, l’indigestion guette; arrêtons-nous donc là. Je n’en veux pas particulièrement à la saucisse de Frankfort servie chaude dans un petit pain. Mais la projeter ainsi au centre des modèles alimentaires a quelque chose d’indécent dans un monde en proie à des problèmes croissants d’obésité. Un hot-dog reste un aliment dont tout nutritionniste vous dira qu’il ne faut pas abuser si on veut se nourrir sainement. Selon une étude parue en 2010 dans la revue scientifique Circulation, manger chaque jour aussi peu que 57 g de ce type de viande augmente le risque de diabète de 19 % et celui de maladie cardiaque de 42 %. Sur ce plan aussi, arrêtons-nous; le message est clair.
Une dimension moins connue de ce que j’ai envie d’appeler « le drame du hot-dog » concerne le coût écologique de cette nourriture. Globalement, la production mondiale de porcs, de volailles et de bovins ne cesse d’augmenter, sans qu’on réussisse pour autant à nourrir la planète. Selon les derniers chiffres de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), les pâturages couvrent désormais 68 % de toutes les terres agricoles, tandis que le fourrage occupe 35 % des terres arables.
Les pays du Sud, en particulier, font face à des problèmes de déforestation massive, d’érosion des sols et de pollution des eaux liés à la pression de l’industrie alimentaire mondiale. Au Brésil, on déboise l’Amazonie pour faire place à des pâturages où paissent des boeufs destinés à l’exportation. En Afrique, de riches investisseurs privés achètent chaque année des millions d’hectares de surfaces agricoles, pour les consacrer à des cultures d’exportation. Cela déstabilise les sociétés rurales et accroît l’insécurité alimentaire.
Autre enjeu environnemental, et non des moindres dans le contexte du réchauffement climatique : l’élevage est aujourd’hui responsable de 15 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre dans le monde. Prendre des mesures pour juguler cette croissance est l’un des enjeux de la conférence de Paris sur le climat, qui se déroule en ce moment; il faudra surveiller ce qui en sortira.
De plus en plus de voix s’élèvent pour dire que le modèle actuel de production de viande n’est pas soutenable à long terme pour notre Terre. Sommes-nous tous alors condamnés, à moyen terme, à devenir végétariens ? On verra bien. C’est une question redoutable, dans ses dimensions économiques, politiques et sociales. Mais sur le plan individuel, quiconque choisit aujourd’hui de réduire au maximum sa consommation de viande (à tout le moins, de viande produite industriellement) ou quiconque choisit carrément de s’en passer me semble franchir un premier pas bénéfique à sa santé… et à celle de la planète.
Finalement, manger est peut-être bien, selon l’expression du militant paysan du Kentucky Wendell Berry, « un acte agricole ». Agricole et environnemental. C’est tout bête à dire, mais c’est bien vrai, dans le fond : ce qu’on mange oriente le monde.